Lauréate du Prix des libraires 2021 pour son essai Maquillée, Daphné B. décortique notre rapport au web et met en lumière divers phénomènes liés aux réseaux sociaux

Fini le temps où on pouvait railler les influenceurs en disant qu’ils n’occupent pas un vrai job ! Alors que ces derniers pourraient jouer un rôle pivot dans la double grève historique qui secoue Hollywood et que des lois encadrant leurs activités commencent à émerger, il est crucial de s’intéresser à leurs conditions de travail, car leur dépendance inquiétante aux plateformes préfigure notre propre vulnérabilité face aux géants du web.

Un influenceur est un créateur de contenu qui a su cultiver un auditoire assez important pour monétiser l’attention de ce dernier. Si de nombreuses personnes ne considèrent pas encore ces nouveaux acteurs comme de la main-d’œuvre qualifiée, les créatrices que je suis sur les réseaux me font plutôt penser à des femmes-orchestres, en ce qu’elles multiplient les rôles et les chapeaux : monteuse, vidéaste, animatrice, scriptrice, stratège numérique… et j’en passe. Leurs compétences polyvalentes sont mises au service d’une industrie en pleine croissance, dont la taille pourrait presque doubler au cours des cinq prochaines années. À en croire la firme Goldman Sachs, le marché mondial de l’influence devrait atteindre 480 milliards US en 2027 !

Précarité, quand tu nous tiens

Si on entend plus souvent parler des success-stories que des flops, il faut savoir que le marché de l’influence en pousse plus d’un au burn-out, notamment parce qu’il encourage une production de contenu ininterrompue.

Le métier peut parfois être payant, c’est vrai, mais les revenus qui en découlent sont fondamentalement imprévisibles et dépendent d’algorithmes changeants et opaques.

La visibilité du contenu sur les réseaux est liée à des fils algorithmiques qui favorisent ou entravent la circulation d’images par le truchement de mécanismes secrets que les entreprises ne sont pas tenues de divulguer. Cynthia Dulude, une youtubeuse beauté qui compte plus de 693 000 abonnés, me confie que cette instabilité perpétuelle provoque de l’anxiété : « Pour moi, le stress est au niveau des vacances, parce que je ne m’en permets jamais. » D’après celle qui a amorcé sa carrière il y a 12 ans, les algorithmes semblent punir les créateurs qui cessent de publier pendant un certain temps. Il faut ainsi entretenir la machine quotidiennement, voir plusieurs fois par jour, et prier les dieux algorithmiques pour qu’ils soient cléments, sans quoi ils nous déclassent.

Tout le monde est concerné

Que l’on soit influenceur ou non, on est tous affectés par la volatilité des plateformes, devenues nos principaux canaux de communication. Beaucoup ressentent la pression de devoir apprivoiser les derniers médias en vogue, non par pur plaisir, mais pour rester compétitifs et pertinents. Je m’actualise moi-même frénétiquement, jusqu’à ne plus pouvoir dormir la nuit. Les artistes comme moi sont appelés à cultiver un auditoire numérique pour faciliter la promotion de leur travail, quitte à passer davantage de temps à consolider leur présence en ligne qu’à produire leurs œuvres. Et cette présence, en contrepartie, génère une valeur qui enrichit les géants du web. Si on veut être en mesure d’exiger de meilleures conditions de travail et de vie, il est donc essentiel de reconnaître qu’on travaille tous pour les GAFAM, même si on ne touche pas directement un revenu.

Des lois

La quasi-absence de cadre réglementaire dans l’industrie n’est pas inexorable, et cette anarchie est même tranquillement appelée à changer. On le voit par exemple avec l’effort (peut-être trop tardif) déployé par le gouvernement canadien avec son projet de loi C-18 (Loi sur les nouvelles en ligne), qui vise à aider les médias à être rétribués lorsque leur contenu est partagé sur les réseaux sociaux. Il y a quelques jours, on apprenait aussi que l’État de l’Illinois venait d’adopter une loi visant la protection des enfants des influenceurs, une première aux États-Unis. Ainsi, les mineurs de moins de 16 ans qui apparaissent dans les publications de leurs parents auront désormais droit à une compensation financière garantie, sans quoi ils pourront traîner leurs tuteurs en justice. De plus, la SAG-AFTRA, ce syndicat professionnel américain qui regroupe les professionnels de la télé, de la radio et du cinéma, permet depuis 2022 à certains influenceurs de se syndiquer, les autorisant à toucher des prestations de retraite et une assurance maladie.

Vers une syndicalisation du métier ?

Alors qu’Hollywood traverse une grève historique, les studios se tournent vers les influenceurs pour regarnir leurs tapis rouges maintenant déserts. Les créateurs de contenu sont pourtant nombreux à refuser les contrats qu’on leur offre, motivés par leur désir de grossir les rangs de la SAG-AFTRA un jour. L’association les a prévenus : les briseurs de grève seront bannis à vie du syndicat. Or, si le conflit actuel fournit plus de travail aux influenceurs, il incite aussi les acteurs en grève à consolider leur présence numérique. La création de contenu est donc appelée à se généraliser, tandis que le pouvoir des médias traditionnels s’effrite. Ce qui importe au final, ce ne sont peut-être pas les institutions pour lesquelles on travaille, mais les conditions de travail qu’elles nous offrent. Et que l’on parle d’Hollywood ou de YouTube, la précarité n’est jamais souhaitable.