Au Québec, plusieurs sont animés par une haine des influenceurs. Ainsi, dans les médias, on peine encore à mettre nos préjugés de côté lorsqu’on les aborde ou qu’on dissèque les phénomènes auxquels ils participent. Et s’ils ont le malheur d’être des femmes ou des personnes queers, c’est pire. Examinons cette aversion qui tire notamment sa source de la misogynie.

Je ne voulais pas regarder Occupation double cette année. En parlant de mon manque d’enthousiasme avec Mounir Kaddouri, alias Maire de Laval, j’ai pourtant changé d’idée. Le youtubeur, qui dissèque l’actualité québécoise depuis plusieurs années, m’a rappelé que la 17saison d’OD (Andalousie) risquait de faire des vagues. Dans la foulée du départ de Jay Du Temple, c’est un couple d’influenceurs, Alicia Moffet et Frédérick Robichaud, qui anime désormais la célèbre téléréalité québécoise. Parce qu’on aime dire de ces personnalités du web qu’elles ne méritent pas leur visibilité et qu’on s’entête à ignorer leur impact économique, médiatique et socioculturel, cette édition fera peut-être naître de curieux débats.

Comme moi, Maire de Laval décrypte la culture web et a reçu de nombreux commentaires dénigrant son travail. Cela ne me surprend pas : le mois passé, quand ma chronique sur les conditions de travail des influenceurs est parue dans La Presse, certains lecteurs se sont étonnés que j’aie été payée pour l’écrire.

En regard de ce mépris, il y a fort à parier que plusieurs téléspectateurs regarderont Occupation double cette année en caressant l’espoir inavouable de voir les nouveaux animateurs se planter. Sur le site de discussions Reddit, on critique déjà Moffet, qu’on accuse d’être une mauvaise mère et même « le walking red flag du Québec », soit le péril ambulant du Québec. Mais quoi de plus banal que de détester les influenceurs et semer la haine des femmes sur l’internet ?

Petite histoire de l’influence

Ce sont les blogueurs, voire les blogueuses, qui ont préfiguré le rôle joué par les influenceurs. Au début des années 2000, les pages web personnelles ont bouleversé l’écosystème médiatique en permettant à de nouvelles voix d’exister en dehors des institutions traditionnelles. Dans son livre Extremely Online : The Untold Story of Fame, Influence, and Power on the Internet (à paraître le 3 octobre), la journaliste américaine Taylor Lorenz retrace l’histoire du web et identifie la figure marquante de cette ère : la maman blogueuse. Palliant un manque, cette dernière est la première qui s’est adressée directement et uniquement aux mères, dans un style intime qui se démarquait de celui des journalistes.

La maman blogueuse est aussi une des premières figures web à tirer profit de son auditoire par l’entremise de contenu commandité et de partenariats commerciaux. Or, « alors que les blogues sur la tech et la politique diffusaient déjà des pubs, quand les mamans se sont mises à le faire, les gens sont devenus fous furieux », écrit Taylor Lorenz. Il semble que ce ne soit pas acceptable qu’une femme ait une rémunération pour un travail lié à la parentalité. En fait, si on creuse la haine des influenceurs, on s’aperçoit qu’elle dissimule la question du travail gratuit effectué majoritairement par les femmes.

Reconnaître la valeur du travail des momfluenceuses nous obligerait à reconnaître la valeur du travail ménager et du travail de soin qu’elles mettent en scène.

Au même titre que les actrices et mannequins de ce monde, les influenceuses utilisent souvent leur corps pour faire vendre. Ce labeur érotique les rend particulièrement vulnérables aux attaques putophobes, une autre manifestation de la misogynie ambiante. Dans les médias, on ne rate pas une occasion de punir ces femmes qui osent tirer profit de leur physique. On se souviendra par exemple de l’animatrice Geneviève Pettersen qui, censée commenter la situation de violence conjugale que traversait la très populaire Elisabeth Rioux en 2020, avait plutôt orienté la discussion sur le corps de la victime, précisant que l’influenceuse était « devenue populaire avec ses fesses », en direct sur LCN. Si Geneviève Pettersen s’est depuis excusée, il faut se rappeler que ce genre de situation n’est pas un fait isolé.

Un mot, mille images

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le youtubeur Mounir Kaddouri, alias Maire de Laval

« Le hate des influenceurs existe depuis que le mot existe », me dit Mounir. On haït tellement ce terme qu’on l’a même remplacé : on parle désormais de créateur de contenu. Selon Taylor Lorenz, le monde de la tech a encouragé l’adoption de l’expression parce qu’on a associé le terme « influenceur » aux femmes et qu’on l’a par conséquent chargé de connotations négatives. En désencrassant la profession du féminin, on lui donne de l’importance, une forme de respectabilité.

Mais peu importe l’expression qu’on utilise pour parler de l’industrie de l’influence, on se doit aujourd’hui de la considérer avec sérieux en posant sur elle un regard critique. Par exemple, à mesure que leur métier se professionnalise, les influenceurs tendent à produire un contenu homogène et prévisible. Pour plaire, ils ne dévient pas de la norme, mais la reproduisent. C’est d’ailleurs ce monde-là qui se succède année après année à Occupation double. Pourtant, même la téléréalité devra un jour s’adapter à notre exigence croissante en matière de représentativité. Après tout, c’est bien ce que nous ont promis les blogues des années 2000 : l’émergence d’une parole différente, singulière.