L’essai Rose, une couleur aux prises avec le genre, de Kévin Bideaux, est un livre complet sur le rose, cette couleur qu’on associe au féminin. L’artiste et chercheur en arts et en études de genre s’interroge sur la place du rose en Occident et retrace son histoire sociale, politique et culturelle. Entrevue.

Q : Vous êtes toujours en rose, tout votre environnement est rose, d’où vient cette passion pour cette couleur ?

R : Ma première rencontre avec le rose date de 2006, j’étais adolescent et mon amoureux avait dans sa penderie une chemise rose qu’il n’avait jamais portée de peur d’attirer l’attention. Je l’ai mise et c’est vrai qu’on m’a remarqué, c’est comme si c’était une affirmation de mon homosexualité. Au fil des ans, j’ai intégré le rose dans mon appartement, dans mes vêtements et j’ai finalement éliminé toutes les autres couleurs pour consacrer mes recherches sur le rose, et ce monochromatisme est devenu une expérience scientifique.

Q : Le rose est lié au rouge, mais c’est une couleur qui arrive tardivement ?

R : Oui, c’est une couleur qui apparaît au XVIIIe siècle. Le rose a une histoire pleine de contradictions et d’ambiguïté. C’est une couleur qui rivalise avec le rouge, mais personne ne s’y était vraiment intéressé parce que le rose, c’est la couleur du féminin, de ce qui est superficiel, frivole. C’est la couleur du kitsch, du printemps, de la fleur, de l’enfance. C’est aussi une couleur qui questionne le genre, la sexualité, et on ne voulait peut-être pas s’y risquer.

Q : Le rose est d’abord associé aux classes supérieures, aux aristocrates ?

R : Au XVIIIe siècle, le rose est une couleur qui est associée aux riches, autant aux hommes qu’aux femmes. Les aristocrates portent des vêtements roses comme un symbole de luxe. Madame de Pompadour, la maîtresse du roi Louis XV, aimait tellement le rose que la porcelaine de Sèvres a créé une ligne en son honneur appelée le rose Pompadour ! Dans les tableaux de Jean-Honoré Fragonard, on voit des hommes et des femmes habillés en rose. C’est plus tard, lors de la Révolution française en 1789, qu’on se recentre sur les couleurs sombres, on passe des couleurs pastel, des perruques et du maquillage aux couleurs très sombres. C’est ce rejet de l’aristocratie qui va amorcer la féminisation symbolique du rose, car l’aristocratie a été associée au féminin, à l’extravagance, à la superficialité et ça va devenir quelque chose dont il faut se débarrasser. Les couleurs sombres signifient au contraire l’authenticité et la sobriété qui est digne d’intérêt. Il y a donc ce glissement du rose aristocratique à un rose féminin qui se fait lors de la Révolution française.

Q : Le rose pour les filles, le bleu pour les garçons, depuis quand ?

R : Il faudra attendre l’arrivée de la psychanalyse avec Sigmund Freud qui démontre un intérêt pour la sexualité infantile et la nécessité que les garçons s’identifient comme garçons et les filles s’identifient comme filles. Et c’est à partir de là qu’on va mettre en place un système de différenciation qui va passer par la couleur, mais aussi par les accessoires, les rubans, la dentelle, les tissus, et on va identifier clairement ce qui est féminin et ce qui est masculin. C’est là que vont s’opposer le rose pour les filles et le bleu pour les garçons.

PHOTO MAJA SMIEJKOWSKA, ARCHIVES REUTERS

L’actrice Margot Robbie lors de la première européenne du film Barbie à Londres, en juin dernier

Q : Le rose est omniprésent dans le marketing, et vous appelez « pinkification » le phénomène d’uniformisation chromatique apparu dans les années 1980 avec la Girl Culture et le succès de Barbie.

R : Il y a vraiment un marketing qui s’intéresse aux femmes, un marketing stéréotypé lié à la consommation des femmes, qui va souder le rose et le féminin de manière négative. Le rose féminin est lié à tout ce qui est superficiel, artificiel, à la mode, au maquillage, à la beauté, au parfum, aux jouets. Dès la naissance, les filles baignent dans un univers de jouets roses et elles se rendent compte que c’est pour les filles ! Barbie incarne le rose dans toute sa splendeur et elle va marquer l’histoire des jouets. Elle va révolutionner le jouet pour les filles, le succès est immense, mais il y a deux autres vagues roses dans la culture des filles : les princesses Disney et l’univers de Hello Kitty. À l’adolescence, on rejette cette couleur, car on ne veut pas être associé à l’enfance ni à la sexualité Bimbo liée à Barbie. Les adolescents se distancient du rose, car il est soit trop enfantin ou trop sexualisé quand il est lié à Barbie.

Q : Hommes et femmes finissent par rejeter le rose ?

R : Dans toutes les études sur la couleur, oui, hommes et femmes rejettent le rose ! Les hommes ne veulent pas être associés à la féminité, et porter du rose est lié à l’homosexualité, à l’exception des classes supérieures et des artistes. La classe sociale prime les catégories de genre. Porter cette couleur pour la classe sociale aisée est une extravagance qui ne lui porte pas préjudice. Il y a aussi par exemple les joueurs de rugby qui portent du rose ou encore certains rappeurs, mais ce sont des gens qui sont au-dessus du commun des mortels, ce sont des exceptions.

Q : Comment changer la perception du rose ?

R : Dans l’histoire, les couleurs ont pu symboliser tout et son contraire. Par exemple, le rouge est à la fois le pouvoir, l’amour, mais aussi la destruction et le feu. Pour le rose, on pourrait élargir le champ de la féminité que représente cette couleur qui est aujourd’hui très stéréotypée. Il faudrait inclure toutes les féminités, les femmes dans toute leur diversité. Finalement, on peut se dire que le rose signifie le féminin et alors ? Quel est le problème ? Très bien, laissons tranquille le rose ! Arrêtons de l’employer pour faire référence systématiquement au féminin, soyons plus ouverts et multiples.

Rose, une couleur aux prises avec le genre

Rose, une couleur aux prises avec le genre

Éditions Amsterdam

528 pages