« Quand on veut, on peut ! » C’est une phrase que j’ai souvent entendue dans mon enfance. Et qui se voulait sans doute, au sens premier, une valorisation de l’effort. « Aide-toi, le ciel t’aidera ! », conclut la fable de La Fontaine. « Hercule veut qu’on se remue, puis il aide les gens », écrit le poète dans Le chartier embourbé.

Morale de l’histoire, que ne renierait pas Lucien Bouchard : avant de se plaindre, il faut se demander si on a assez travaillé. « Entre deux joints, tu pourrais te grouiller le cul », écrivait Pierre Bourgault. Amat victoria curam (la victoire aime l’effort), estimait un autre poète, Catulle, romain celui-là. Certes, à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, comme le soulignait Corneille. Mais pour gagner, il ne suffit pas de fournir des efforts.

Décréter que « quand on veut, on peut », c’est faire abstraction du déterminisme social, des discriminations multiples, des privilèges de classe, des contextes défavorables. C’est oublier commodément les obstacles qui se dressent sur le chemin parce qu’on a un handicap, parce qu’on est pauvre, parce qu’on est immigrant, parce qu’on est noir, autochtone, musulman, parce qu’on est une femme qui tente de percer dans un univers traditionnellement masculin.

« Quand on veut, on peut » est un mythe tenace, une illusion bien ancrée dans notre psyché, une fausse promesse et un faux-semblant. Nous ne partons pas tous du même pied, de la même ligne de départ, avec les mêmes capacités et les mêmes possibilités de réussite. Quand on veut, on ne peut pas toujours.

Tout le monde n’a pas sa place dans l’ascenseur de la mobilité sociale. Certains doivent prendre l’escalier de secours, à béquilles. L’égalité des chances est un leurre. Comme l’est le fait de prétendre que le labeur est toujours récompensé à sa juste valeur. S’extraire de sa condition culturelle et socio-économique n’est pas aussi simple que de dire : « Fais un effort et tu y arriveras ; le reste suivra. »

« La conviction méritocratique selon laquelle les individus méritent les récompenses que le marché alloue à leurs talents fait de la solidarité un projet presque impossible », conclut le professeur de philosophie politique de l’Université Harvard Michael J. Sandel, dans son essai La tyrannie du mérite (traduit en français chez Albin Michel en 2021).

Le mensonge de la méritocratie porte atteinte à notre fibre sociale, en nous divisant, en nous désolidarisant, en créant des castes. C’est exactement ce que dénonçait Michael Young avec ironie, en 1958, lorsqu’il a inventé ce mot dans son roman L’ascension de la méritocratie, pour mieux réfléchir à la notion de mérite et à l’idée même que vouloir, c’est pouvoir. La hiérarchie du mérite favorise le statu quo au profit de ceux qui en bénéficient le plus, en justifiant par exemple les écarts de salaire et les avantages consentis aux « meilleurs éléments ».

« Vous êtes l’élite de la société », nous a-t-on dit lorsque je suis entré à la faculté de droit de l’Université de Montréal, il y a plus de 30 ans. Cette phrase m’a fait grimacer à l’époque et me fait encore grimacer aujourd’hui. Les étudiants me disent que le message d’accueil de la faculté n’a pas beaucoup changé. Ce qu’il insinue, ce qu’il distille dans l’esprit de ces jeunes adultes, c’est qu’ils valent mieux que les autres. Sans préciser que c’est sans doute parce qu’ils ont été avantagés, parce qu’ils ont pu fréquenter les meilleures écoles ou suivre les meilleurs programmes qu’on les considère comme la crème de la crème.

C’est l’a priori favorable avec lequel ils seront perçus pendant toute leur carrière. L’avantage qu’ils auront sur les autres. Pas parce qu’ils le méritent davantage, mais bien parce que la société en a décidé ainsi. Parce qu’ils sont voués à occuper des postes influents dans les milieux juridiques, politiques ou des affaires, et à souvent reproduire le contexte social favorisé dans lequel ils sont nés et pour lequel, justement, ils n’ont aucun mérite.

Peut-être obtiendront-ils un stage prestigieux grâce à un ami de la famille ? Peut-être seront-ils un jour nommés juges par un ancien camarade de classe ? D’autres réussiront à se hisser dans l’échelle sociale à la sueur de leur front, en ne ménageant aucun effort, à force de détermination, épaulés peut-être par des parents qui se sont sacrifiés pour eux afin qu’ils transcendent leur condition. Ils sont l’exception qui confirme la règle.

Certains obstacles sont insurmontables, peu importe les efforts déployés pour y arriver. La méritocratie, c’est comme Hercule et ses promesses d’aider ceux qui se remuent. Ça n’existe pas. C’est de la pensée magique. Ce n’est pas parce qu’on veut qu’on peut.

À l’origine de la méritocratie

Printemps 2033. C’est le temps des troubles en Angleterre. La classe ouvrière se révolte. Le président d’un grand syndicat vient d’être assassiné, une bombe a fait exploser les bureaux du ministère de l’Éducation, une grève générale paralyse Londres. C’est l’insurrection et la consternation dans une société qui croyait avoir adopté un système à toute épreuve : la méritocratie, selon la formule « quotient intellectuel + effort = mérite ».

Voilà la trame du roman dystopique et satirique du sociologue britannique Michael Young, L’ascension de la méritocratie, publié en 1958. « La carapace du mérite avait inoculé les vainqueurs contre la honte et les reproches », écrit Young à propos de la classe dirigeante de cette Grande-Bretagne fictive, qui prétend que ses privilèges et son pouvoir sont absolument mérités.

Le concept de méritocratie, néologisme dont il est l’auteur, était bien sûr péjoratif pour Michael Young. Face au système de castes sociales qui prévalait en Grande-Bretagne au siècle dernier, cet intellectuel de gauche proposait sa propre révolution tranquille. À son corps défendant, la méritocratie – l’idée que les efforts fournis déterminent à eux seuls la réussite des individus – est devenue une sorte d’idéal à atteindre dans les sociétés occidentales. Le contraire de ce que souhaitait ce visionnaire, disparu en 2002.