Comparer des politiciens déconnectés à Louis XVI et Marie-Antoinette, ce couple royal qui a fini sous la guillotine pendant la Révolution française au XVIIIsiècle, est une référence courante en France quand le peuple en a marre. Ici, au Québec, à part quand la gouverneure générale du Canada (qui représente après tout le roi) s’offre de généreuses rénovations, il est plus rare qu’on fasse l’analogie. C’est qu’en Amérique, on tient encore au self-made man et à la méritocratie. Même si l’écart ne cesse de se creuser entre les riches et les pauvres, on ne chiale pas trop, parce qu’on n’avait qu’à bosser dur pour devenir riches, plutôt que de devenir prof ou infirmière.

Après les récentes déclarations jovialistes de François Legault et de la ministre responsable de l’Habitation France-Élaine Duranceau sur la crise du logement, un indice de richesse selon notre premier ministre, on a vu apparaître des caricatures les comparant à Louis XVI et Marie-Antoinette, et ça, ce n’est jamais bon signe quand on se targue d’être proche du peuple.

« Qu’ils investissent en immobilier ! », a dit la ministre, à propos des locataires contre un article du projet de loi 31 qui donne tous les pouvoirs aux propriétaires de refuser une cession de bail. Ce qui rappelle une phrase qu’aurait dite la reine Marie-Antoinette lorsqu’on lui a parlé du peuple en famine qui manquait de pain : « Qu’ils mangent de la brioche ! »

Marie-Antoinette n’a jamais dit ça selon les historiens, mais cela a eu son effet dans les pamphlets à l’époque, auprès d’une population en colère et affamée. Et la formule est restée.

En 2023, il y a des caméras. François Legault, qui s’est acheté un penthouse de 3,2 millions en 2021, et France-Élaine Duranceau, qui a fait fortune en immobilier, ont vraiment dit ça, après une hausse du salaire des députés, en pleine crise du logement. L’une des pires – sinon la pire – que le pays a connues.

Ça va leur coller à la peau très longtemps, à moins qu’ils n’agissent à la hauteur de cette crise. C’est-à-dire en serviteurs de l’État et non en propriétaires.

Je n’ai jamais rêvé d’être propriétaire, mes parents ne l’étaient pas. Mon rêve était de voyager, ce que j’ai heureusement fait, mais pas assez à mon goût, avant de voir le Québec étouffer sous des incendies de forêt historiques. Jusqu’à tout récemment, je faisais partie des 40 % de ménages au Québec qui sont locataires. Dans les dernières années, je m’en mordais les doigts, à voir le prix des loyers grimper. Pauvre conne de cigale, à aller chanter à l’étranger, alors que j’aurais dû faire comme la fourmi. Mais j’ai grandi dans un pays où, depuis toujours, le 24 juin est un jour de fête (et de chicanes), tandis que le 1er juillet est un jour de déménagement, comme si, à la fête du Canada, on en profitait symboliquement pour s’en aller ailleurs. La vie, c’est le mouvement.

C’est fini, ce temps-là d’une mobilité locative ou existentielle. On s’accroche à nos baux, on les refile quand on a l’audace de changer de place, on achète en panique à prix d’or.

On reste où on est, on repousse des divorces, parce qu’en divisant les possessions, on n’a plus les moyens de partir chacun de son côté. On devient prisonniers de la situation.

Car même la fourmi la plus économe peine aujourd’hui à se loger ou à s’acheter un modeste condo. Je m’accrochais à mon appartement comme à une bouée dans cette tempête qui ne se calmera pas de sitôt. Puis mon chum a hérité de la vieille maison familiale après les morts tragiques de ses deux parents coup sur coup. Après beaucoup d’hésitation, parce que nous étions terrifiés par les rénovations, nous avons pris le ticket qui pouvait nous mettre à l’abri.

Contrairement à d’autres, je ne me sens pas fière d’être propriétaire, puisque ça m’est tombé dessus. J’en jouirais plus si le Québec allait bien, c’est mon côté judéo-chrétien.

Pour la première fois de ma vie, personne ne peut me chasser de mon logis. Je ne suis pas habituée, je pense encore au loyer au début de chaque mois, conditionnement d’une vie de locataire. Je dois plutôt vérifier la date des paiements des taxes, plutôt salées, mais c’est moins cher que ce que me coûterait un studio à Montréal en ce moment. Je n’aurais jamais pu vivre où je vis actuellement si j’avais eu en plus une hypothèque et subi les hausses des taux d’intérêt.

Mais vous savez quoi ? L’argent attire l’argent. Quand vous possédez un bien immobilier qui a une certaine valeur, les banques vous proposent une marge de crédit hypothécaire dont vous n’aviez jamais osé rêver, alors qu’elles vous demandaient presque un toucher rectal pour vous accorder un prêt.

Elle me servira peut-être à changer mon système de poêle au gaz qui pourrait être interdit dans un avenir rapproché. Pendant que je fais des calculs dans ma tête, je reçois le communiqué d’une nouvelle émission de rénovation mettant en vedette la comédienne Christine Beaulieu. « Préoccupée par la crise climatique que nous traversons, Christine désire que ses rénovations soient les plus responsables et intelligentes possibles. » Je veux bien, mais ça me frappe tout à coup.

Plein de gens n’ont tout simplement pas les moyens de rénover, de façon écoresponsable ou pas, et doivent se contenter de rêver devant la télé.

Nous aurons droit aux reportages du 1er juillet sur ces familles qui vont se retrouver à la rue, et ce sera un triste record cette année, mais derrière ces images de ceux à qui le pire arrive, il y en a des milliers qui craignent le pire, ou qui endurent le pire dans des logements insalubres, trop petits, de plus en plus loin du travail. Des nouveaux propriétaires coincés avec les taux d’intérêt, qui doivent réduire la facture d’épicerie qui a explosé. Des entrepreneurs en manque d’employés, eux-mêmes incapables de se loger dans leur coin, des organismes communautaires débordés alors que les problèmes sociaux se multiplient et qu’on doit bien loger aussi les immigrants qui font l’objet de tous les débats.

La peur et l’immobilisme se sont emparés de nous. L’ascenseur social est brisé pour toute une génération et les suivantes. Cette crise du logement est très grave, car elle dépasse largement le cadre de l’immobilier et de la pauvreté ; elle est en train de créer des castes, une aristocratie. Elle est générationnelle, économique, écologique, sociale, et je crois qu’elle est aussi culturelle. Dans ce pays d’hiver où il est impossible de laisser un être humain à la rue sans le mener à la mort à cause du gel, c’était dans notre culture que chacun puisse se loger. Je crois même que l’hiver a été à la base d’une solidarité obligée de notre société, qu’un dégel capitaliste sans pitié est en train d’abîmer.

Voilà pourquoi je pense que le Québec est en train de brûler, sur bien des plans.