Glacée par la violence qui se déplie en temps réel sur mes écrans, je me suis mise à consommer des informations sur le conflit israélo-palestinien de façon boulimique.

J’ai téléchargé des livres, j’ai lu des articles, j’ai regardé des films et à l’instar de beaucoup d’autres, j’ai consulté… Wikipédia. Comme l’histoire s’écrit quasiment en direct sur les pages de cette encyclopédie collective en ligne, les contributeurs·trices ne chôment pas. Sur la page francophone consacrée à la guerre Israël-Hamas de 2023, on comptait en moyenne 70 modifications par jour, alors que la page anglophone frôle plutôt les 372 modifications quotidiennes, au début novembre.

En fouillant les archives de ces pages, on trouve des statistiques, des informations sur les wikipédistes, les discussions qu’ils et elles ont entre eux et l’historique de leur travail acharné. C’est ainsi que j’apprends que la wikipédiste francophone responsable de plus du tiers du texte disponible sur cette guerre, Mylenos, est clouée au lit par une grippe moyenâgeuse. Ce type d’information met en exergue la construction sociale de l’histoire, mais il insécurise aussi les fervent·es de l’objectivité. Car n’était-ce pas inquiétant de saisir aussi nettement que l’histoire est écrite par des humains et qu’elle est le fait de différentes subjectivités ?

Si j’adhère à la mission de Wikipédia, soit l’accès gratuit au savoir, je suis aussi fascinée par les perles d’histoire parfois farfelues que l’encyclopédie recèle.

J’y ai par exemple découvert l’existence de la tarte à l’eau, un dessert issu de la Grande Dépression, de même que les notes d’écolier d’Onfim, un jeune garçon qui a gravé ses devoirs sur de l’écorce de bouleau il y a plus de 700 ans. Un de mes projets numériques préférés, Depths of Wikipedia1, s’affaire d’ailleurs à extirper des profondeurs de la bête ce type d’entrées surprenantes. Quand Annie Rauwerda, l’Américaine derrière ce populaire compte Instagram, est venue à Montréal en avril dernier, je suis allée la voir performer au Théâtre Fairmount. Or, davantage que les trouvailles qu’elle a abordées dans son spectacle, ce sont les histoires sur les wikipédistes eux-mêmes qui m’ont marquée, comme celle du jeune couple qui illustre l’article sur le high five2 (tope-là) depuis presque 15 ans, et qui a fini par se marier et faire des enfants.

En s’intéressant aux humains responsables du contenu disponible sur l’encyclopédie en ligne, Rauwerda explicite la nature incarnée du savoir. Elle nous montre qu’on ne peut jamais divorcer totalement les connaissances des corps qui les génèrent, que ce soit sur Wikipédia ou ailleurs. Cela ne devrait pas pour autant nous en détourner, car l’histoire n’a jamais été neutre.

Selon AM Trépanier, artiste wikimédien·ne en résidence à la Cinémathèque québécoise, les savoirs sont subjectifs. « Ça se construit collectivement. Les encyclopédies traditionnelles comme Britannica sont écrites par des personnes qui ne sont pas nécessairement conscientes d’enjeux qui touchent la diversité d’expériences du monde. […] Une encyclopédie mérite donc beaucoup plus d’être rédigée collectivement que par des individus très ciblés. » D’après AM Trépanier, la richesse de la diversité régionale, culturelle et linguistique de Wikipédia constituerait même une de ses forces.

Or, pour représenter une diversité de points de vue, il faut d’abord s’assurer d’avoir des contributeurs variés. En ce sens, Wikipédia accuse des lacunes.

Le biais de genre, par exemple, est un problème largement documenté sur la plateforme. Une enquête effectuée par la Fondation Wikimédia en 2011 aurait révélé qu’à l’époque, seulement 9 % des personnes contribuant à Wikipédia3 dans le monde s’identifiaient comme femme. Cette disparité se traduit notamment par un moins grand nombre de figures historiques féminines recensées dans l’encyclopédie. C’est un problème qu’essaient d’ailleurs de résoudre des communautés internationales telles qu’Art+Feminism4, qui souhaite améliorer la représentation des femmes, des personnes trans et non binaires, des personnes racisées et des communautés autochtones sur le site.

Je me suis entretenue avec AM Trépanier, qui revenait pour sa part du Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue. Là-bas, la Cinémathèque québécoise a œuvré à valoriser le cinéma québécois et le cinéma fait en région sur Wikipédia, en collaborant notamment avec le WikiClub Croissant boréal5, un projet réjouissant qui vise à rédiger et à bonifier des articles concernant les régions de l’Abitibi-Témiscamingue, du Nord-du-Québec et du Nord-Est de l’Ontario francophone. Force est d’admettre qu’il faut déployer des efforts conscients et délibérés pour préserver notre patrimoine culturel.

Puisque l’histoire est tributaire de ceux et celles qui l’écrivent, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est aussi indissociable du pouvoir : quelles histoires amplifions-nous ? Et inversement, quelles voix faisons-nous taire ? Car pour contribuer à Wikipédia, encore faut-il avoir accès à un ordinateur et à une connexion internet. Or, comme c’est le cas dans plusieurs conflits récents comme la guerre du Tigré ou la guerre Israël-Hamas, il arrive que la population civile se retrouve, même sporadiquement, coupée du monde. Cette fermeture des services de télécommunication et de l’internet, délibérée ou non, permet au camp adverse de contrôler la narration d’une histoire en train de se faire.

1. Consultez le compte Instagram @depthsofwikipedia 2. Lisez l'article « The adorable love story behind Wikipedia’s “high five” photos » (en anglais) 3. Lisez l’article « Biais de genre sur Wikipédia » 4. Consultez le site d’Art+Feminism 5. Consultez la page Facebook de WikiClub Croissant boréal