Énervé, le père Noël marche à grandes enjambées jusqu’à la forêt de sucres d’orge. Dès qu’il franchit l’arche formée de deux gigantesques cannes de bonbon, il ralentit. La vue des friandises géantes le calme. « Nom d’un soldat de bois, tant de stress n’est pas bon pour mon cœur », pense l’homme bedonnant.

De sa poche, il sort des écouteurs. « Inspirez ! Expirez ! », murmure une voix enveloppante. Le père Noël ferme les paupières et prend de longues respirations. Sous sa mitaine, il sent un doux pelage. « Danseur ! », se réjouit-il en ouvrant les yeux. Une dizaine de rennes l’entourent. Ses fidèles amis ont le pouvoir de lui remonter le moral en toute occasion.

Alors qu’il caresse les rennes, le père Noël réfléchit. La publication de la liste de cadeaux générée par ChatGPT est-elle si catastrophique ? Après tout, il n’avait pas l’intention de suivre ces recommandations datant d’une autre époque.

Mais si des gens trouvent la liste, que penseront-ils ? « Vieux macho » n’est pas un qualificatif que le personnage légendaire souhaite voir apparaître à côté de son nom dans les dictionnaires.

Ses yeux s’illuminent. Son adresse IP est localisée aux Bahamas et non au pôle Nord. Cette liste a tout d’un canular. Et puis, en y pensant bien, quels médias sérieux feraient état de cette nouvelle ? Les journalistes ont, hélas, cessé de croire en moi depuis longtemps, se dit l’homme.

De retour dans le hangar, le barbu écoute la radio en rebranchant ses rennes. Aucune station dans le monde ne parle de l’incident. En consultant son iChose, il ne trouve rien d’alarmant sur le web. « Ouf ! », souffle-t-il.

« Ah ! Monsieur Noël ! Vous êtes de retour ! L’air pur vous a fait du bien ? De mon côté, j’ai réussi à colmater la fuite de données. C’était simple ! Il y avait une faille au niveau de... »

D’un signe de la main, le père Noël indique à 6G d’arrêter son explication. Le débit très rapide de son ami lui donne le tournis. De toute façon, il ne comprendrait rien aux détails de ce sauvetage informatique. « Merci beaucoup de ton aide », se contente-t-il de dire.

« Bong ! » Un coup de gong retentit dans le refuge. « Plus que trois jours avant le grand soir ! », lance le lutin hurleur.

« Que trois ! s’étonne le père Noël. Et la liste de cadeaux qui ne concorde plus à cause de cette soi-disant intelligence artificielle ! Nom d’une dinde trop cuite ! »

« Monsieur, j’ai une idée, se risque 6G. On pourrait simplement intervertir les présents. Cuisinettes, poupées et cordes à danser pour les garçons. Ballons de football, tracteurs et jeux vidéo pour les filles. »

Le barbu hésite. « Ça ferait très 2023 », lui assure 6G.

Cet argument convainc le père Noël. Sa conjointe, qui a tout entendu, soupire de découragement.

Le traîneau franchit les portes du bunker. La hotte est déchargée. Le père Noël et les rennes sont exténués. Encore une fois, l’attelage s’est arrêté sur les toits du monde entier.

Malgré la fatigue, le barbu s’installe au salon pour regarder sa boule à neige. Grâce à elle, il peut voir tous les gamins développer leurs cadeaux. C’est son moment préféré de l’année. « Il n’y a rien de plus beau que le sourire d’un enfant. »

Premier arrêt : chez Florence et Liam, à Québec. Après avoir secoué la boule, le père Noël les voit apparaître dans la sphère.

« Hé ! Tu as déballé mon cadeau ! », s’écrit Liam en pointant la figurine de Star Wars dans les mains de sa sœur. Perplexe, Charlotte regarde l’étiquette. Son nom y est inscrit en lettres dorées. Lorsqu’elle voit son frère avec la poupée qu’elle souhaitait tant, elle est toutefois d’accord avec lui : le père Noël s’est trompé. Le duo s’échange les jouets et retrouve immédiatement le sourire.

Légèrement confus, le barbu secoue la boule de nouveau. Il aperçoit la petite Charlotte très heureuse de découvrir un tracteur sous son sapin à Paris. À Berlin, Jonas fait un câlin à sa nouvelle cuisinette.

Lorsqu’il secoue une fois de plus l’objet magique, le jovial personnage entend des pleurs. À Montréal, Gabrielle n’a pas reçu les écouteurs qu’elle espérait, mais plutôt... un dinosaure téléguidé. La même scène se répète dans d’autres foyers. Des enfants déçus ont déballé un jouet qui ne correspond pas à leurs goûts.

Le père Noël se sent mal. Il a emprunté la voie de la facilité et court-circuité une étape très importante de son travail.

Une main réconfortante se pose sur son épaule. « Je sais ce que nous allons faire », lui glisse à l’oreille la mère Noël, qui a tout vu.

Le 2020, rue de l’Espoir. « C’est bien ici », confirme Gabrielle en consultant le mystérieux papier qu’elle a trouvé dans la cuisine ce matin. Une invitation écrite en lettres dorées lui demandant d’apporter à cette adresse le cadeau reçu la veille.

Dans le centre communautaire, sa mère et elle croisent une dizaine d’enfants. « Salut ! Moi, c’est Hector, lui lance un garçon de son âge. Il a l’air cool, ton dinosaure. »

Elle pointe la paire d’écouteurs qui dépasse du sac du garçon. « Les as-tu reçus hier ? »

« Oui, répond-il. Je crois que le père Noël s’est trompé. La musique, moi, j’aime pas ça. On échange ? » Gabrielle accepte sur-le-champ.

La fillette sort de sa poche la lettre à la calligraphie couleur or. « Sais-tu d’où vient cette invitation ? »

« Aucune idée », lui répond-il, en lui montrant un message similaire.

Les minutes s’écoulent et les deux enfants émettent une tonne d’hypothèses sur la provenance des mystérieuses missives. Au fil de la discussion, ils se rendent compte qu’ils ont de nombreux points en commun.

« Veux-tu venir jouer au hockey dans la ruelle ? », propose Hector.

Gabrielle a retrouvé le sourire. Cette année, à Noël, elle a non seulement reçu les écouteurs qu’elle désirait, elle s’est aussi fait un nouvel ami.

De l’autre côté de la boule à neige, le père Noël et sa femme se réjouissent de voir des scènes de fraternité, comme celle entre Gabrielle et Hector, se multiplier sous leurs yeux. Car la connexion qui compte avant tout, n’est-ce pas celle des liens d’humanité ?