Les mèmes, qui se multiplient dans nos textos, courriels et réseaux sociaux, sont des « bricolages numériques », résume Débora Krischke Leitão, du département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « Ç’a commencé dans les années 2010 à partir d’une idée d’une culture du mixage, soit de mettre ensemble des contenus qui proviennent de sources différentes, genre une photo qui vient d’un endroit avec une phrase qui vient d’un autre. »

La docteure en anthropologie sociale donne en exemple Woman yelling at a cat, publié pour la première fois sur Twitter en 2019. « Le mème très connu d’une femme qui pointe un chat a été transformé tellement de fois que ça fait partie du gag. Ce sont deux images qui ont été combinées, mais qui n’étaient pas originellement ensemble. Elles sont retirées de leur contexte et un nouveau contexte est créé. En tant que pratique de création, c’est assez nouveau. C’est de s’approprier du matériel numérique pour créer une autre chose. »

Selon Dani Rudnicka-Lavoie, qui a étudié les mèmes féministes pendant sa maîtrise à l’UQAM, « les mèmes sont devenus un outil communicationnel dans la façon dont on utilise les applications des médias sociaux ». « On va envoyer un mème à notre ami pour dire ‟c’est comme ça que je me sens”. […] Ils ont aussi une valeur culturelle, humoristique, artistique. Les créateurs passent beaucoup de temps à créer du contenu et à le publier en ligne, puis ils font ce travail essentiellement gratuitement. »

La « mèmeuse » Constance Massicotte abonde dans le même sens. « C’est comme un art pour moi. Chaque petit détail est pensé. Ça ne paraît pas, ça l’air fait full vite, mais je veux qu’ils soient parfaits et drôles. »

  • IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @CONSTANCEMASSICOTTE

  • IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @CONSTANCEMASSICOTTE

1/2
  •  
  •  

« C’est comme une caricature, mais avec beaucoup plus d’aspects de culture populaire, estime Louis, du compte Instagram Québécois Normal (anciennement FLQueer). C’est de la répétition et du recyclage d’idées. On a créé des coopératives du mème. On se partage nos formats, nos contenus et nos idées. »

Le pouvoir du nombre

Il existe en effet des communautés de mèmeurs – et de leurs adeptes – au Québec. Des amitiés se sont formées. De petites rivalités aussi. Mais, contrairement à ce qu’on voit trop souvent sur les réseaux sociaux, le climat est sain.

Ça peut paraître surprenant, mais je n’ai jamais de mauvais commentaires. Les gens sont capables de comprendre que je ne suis pas sérieux et que ce sont juste des jokes.

Fabrice Poirier, mèmeur derrière Skedoo Sled, qui totalise plus de 70 000 abonnés sur ses comptes

« Depuis que je fais des mèmes, les gens sont plus gentils avec moi. Avant, quand je sortais, je ne me faisais pas parler tant que ça, maintenant, je suis comme une petite vedette », ajoute Constance Massicotte en riant. Sa page Instagram, qui porte son nom, est suivie par 7400 personnes.

« On a une communauté très réceptive et engageante, se réjouit Vincent Houde de Fruiter. […] On fait des tests, puis s’il y a de l’engouement, on part là-dessus. Il y a quelque temps, j’ai fait un simple statut pour dire que les gens qui font de l’escalade aiment souvent en parler à leurs amis, mais ceux qui n’en font pas s’en foutent un peu. Beaucoup de gens se sont tagués dans les commentaires et je me suis dit que je tenais quelque chose. Donc, je suis parti là-dessus. Les mèmes avec les aspirateurs Dyson marchent beaucoup aussi. »

  • IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @MEMESFRUITER

  • IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @MEMESFRUITER

  • IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @MEMESFRUITER

  • IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @MEMESFRUITER

1/4
  •  
  •  
  •  
  •  

En avril dernier, différents mèmeurs québécois ont produit conjointement une série de mèmes mettant en vedette le chanteur Émile Bilodeau. « Dans un podcast, il a dit qu’il était un clone. Quelqu’un a écrit ça dans notre discussion, puis on a décidé de faire une journée de mèmes qui laissaient croire qu’Émile Bilodeau était un clone », raconte Louis, dont la page Instagram Québécois Normal compte plus de 1300 abonnés après un an d’existence.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @QUEBECOIS_NORMAL

Ce type d’acharnement n’est pas rare. « Un moment donné, on a décidé de poster un mème de Marc Labrèche chaque heure pendant 24 heures. Ils n’étaient pas très songés, c’était juste le fait de spammer le monde avec des mèmes de Marc Labrèche, se souvient Thierry Hardy-Lachance, du trio derrière Lynternait, pionnier du mème au Québec. Je me rappelle à l’Halloween, on avait fait un mème avec la face de Marc Labrèche puis on avait dit : ‟faites un masque avec et mettez-le à l’école”. Les ados avaient vraiment embarqué. D’avoir l’occasion de partir des mouvements sur l’internet, c’est nice. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE LYNTERNAIT

À la suggestion de Lynternait, de nombreux jeunes ont porté un masque de Marc Labrèche pour l’Halloween 2016.

Thierry Hardy-Lachance s’exprime au passé, car la page Facebook de Lynternait, qui vient d’avoir 10 ans, n’est plus active depuis 2017. Malgré tout, 82 000 personnes sont toujours abonnées. Le compte Instagram publie encore sporadiquement pour ses 25 000 fidèles.

« Au début des années 2010, c’étaient les jeunes qui étaient sur Facebook. Maintenant, ce sont mes parents et des baby-boomers. Au milieu des années 2010, il y a eu cette espèce de chevauchement où les deux groupes d’âge étaient sur Facebook, puis c’était le chaos. On pouvait juste en rire et s’en moquer [dans nos mèmes] », se souvient-il.

Absurdes, nichés ou engagés

Les mèmeurs se sont depuis tournés vers Instagram et parfois TikTok. Les styles se sont également diversifiés. La satire a quelque peu laissé sa place à l’absurde et des approches plus nichées sont nées.

L’humour ironique de Lynternait s’est fait un peu prendre par le marketing. Les nouveaux, ils contournent ça en faisant des jokes qui ne peuvent pas être utilisées à des fins commerciales.

Thierry Hardy-Lachance, mèmeur

Il y a ce qu’on nomme le shit posting, une discipline en vogue en ce moment. « C’est de l’humour, très absurde, très laisser-aller. » Pour Louis, créateur de la page Instagram Québécois Normal, le shit posting équivaut à « jouer avec le ridicule ». « C’est une façon plus imagée d’écrire, de communiquer, tout en restant un peu absurde. »

IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @QUEBECOIS_NORMAL

« Les créateurs plus nichés, plus engagés vont disrupt [perturber] la culture du mème plus normatif, tel que [le compte] FuckJerry. Ils répondent à cette culture à laquelle ils ne s’identifient pas et en même temps, ils créent un objet qui critique aussi la société ambiante », explique Dani Rudnicka-Lavoie.

Le nombre d’abonnés du compte Instagram FuckJerry s’élève à 17 millions, ce qui en fait un outil commercial majeur. Plusieurs autres comptes fort populaires sont devenus de petits empires médiatiques qui génèrent des sommes importantes. Aucun créateur de mèmes québécois ne vit de ce travail, mais certains parviennent à décrocher quelques contrats.

« On fait des partenariats avec des entreprises qui veulent qu’on pousse leur marque. La plupart du temps, ça se passe très bien et les gens sont réceptifs parce qu’ils sentent que ce n’est pas trop forcé, explique Vincent Houde, de Fruiter, qui consacre environ 30 minutes par jour à la création de mèmes.

« J’ai fait des collaborations avec Robin des bas, Poches & Fils et Pizza Salvatore. C’est l’fun, mais ce n’est pas des assez gros revenus pour en vivre. Je ne suis pas influenceur », ajoute Fabrice Poirier.