En matière de soins de la peau, et à la lumière du livre choc The Skincare Hoax, de la dermatologue Fayne L. Frey, est-ce qu’on nous vend du vent ? Trois experts marketing répondent à nos questions.

« Ce n’est pas un mensonge, c’est une tournure »

Jean-Jacques Stréliski, professeur associé au département de marketing de HEC Montréal

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Jean-Jacques Stréliski, cofondateur de Cossette, professeur associé, HEC Montréal

« La publicité ne peut pas être objective, ce n’est pas son métier. Elle raconte toujours un superlatif », répond Jean-Jacques Stréliski, en rappelant le slogan d’une lessive qui lavait soi-disant « plus blanc que blanc ». « C’est un langage subjectif qu’on accepte ! » Mais n’est-ce pas un mensonge de parler de crème « antiâge », notamment ? « Non, ce n’est pas un mensonge, nuance l’expert, c’est une tournure. »

Tout le monde sait qu’on vieillit et qu’on ne peut rien y faire. […]

Jean-Jacques Stréliski, cofondateur de Cossette, professeur associé, HEC Montréal

« C’est du marketing qui attire et qui renforce notre ignorance. […] On est prêt à croire n’importe quoi et son contraire quand il s’agit de soi-même ! » Effet « placebo », quand tu nous tiens… Celui qui a travaillé dans les plus grandes agences du Québec, et notamment pour les plus grands noms de la beauté, dont L’Oréal, tient toutefois à « nuancer » ici le propos : « Je sais que ces produits sont aussi fabriqués sous l’égide de dermatologues, fait valoir M. Stréliski, avec des gens très sérieux. […] C’est une industrie extrêmement légiférée. […] Après, il y a probablement une enflure du langage, convient-il, mais il y a quelque chose de très sérieux derrière tout ça. »

« Un cercle vicieux »

Judikaela Auffrédou, vice-présidente stratégie chez Cossette

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Judikaela Auffrédou, vice-présidente stratégie chez Cossette

« Tout cela relève d’une quête plus profonde », répond Judikaela Auffrédou. « C’est la quête de la jeunesse éternelle. […] Il y a toujours eu des recettes (potions magiques, filtres, etc.) qui nécessitaient beaucoup d’argent, de pouvoir ou de temps », dit-elle, citant Cléopâtre et ses fameux bains au lait d’ânesse au passage. Parlant d’argent, comment justifier aujourd’hui qu’on accepte des prix si exorbitants ? « On pense que parce que c’est plus cher, ça va être plus efficace », croit-elle. Et puis souvent, quand on paie plus, on achète une texture, un emballage, une odeur, un « rituel », finalement.

On paie plus cher parce qu’on a l’impression de se faire plus de bien. On achète ce rituel. Et puis il y a une valeur sociale associée à une marque. […] On va payer plus cher pour faire partie du groupe.

Judikaela Auffrédou, vice-présidente stratégie chez Cossette

Mais non, nuance-t-elle, promettre une peau « d’apparence plus jeune » ou des soins « antiâge », ce n’est pas mentir aux gens : « On ne ment pas, on raconte des histoires de manière intéressante […] pour que le consommateur se dise : c’est le produit dont j’ai besoin. » Quant à savoir s’il existe trop de produits, pour le jour, la nuit, les joues ou le contour des yeux, tout cela relève d’un jeu de l’offre et de la demande, rappelle-t-elle : « Si les gens en achètent, on va continuer d’en développer. […] C’est un cercle vicieux, et on en fait tous partie. »

« Pour se faire plaisir »

Géraldine Tixier, vice-présidente stratégie chez Sid Lee

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Géraldine Tixier, vice-présidente Stratégie chez Sid Lee

Et si la question était ailleurs ? Pour Géraldine Tixier, il n’est pas tant question de savoir si on nous vend du vent (ou pas), mais plutôt de comprendre pourquoi les consommatrices (et de plus en plus de consommateurs) trouvent ici leur bonheur. En un mot : pourquoi est-on prêt à dépenser autant ? La publicitaire qui connaît bien l’industrie voit un effet direct du lipstick effect. « C’est un mécanisme de compensation, dit-elle. Je ne peux pas acheter un sac Dior, par contre je peux acheter le fond de teint Dior. » L’idée étant ici de « se faire plaisir », à la mesure de son budget. Exit les grosses folies, place aux moyennes folies ?

Les gens sont prêts à dépenser beaucoup pour un simple pot de crème, synonyme de luxe et de plaisir à soi.

Géraldine Tixier, vice-présidente stratégie chez Sid Lee

Ce n’est pas tout. Tout ce qui se rapporte à la beauté a aussi évolué, dit-elle. Ce n’est plus qu’une question « d’apparat » et de « représentation sociale », mais une histoire de « ritualité ». « C’est quelque chose qu’on fait pour se faire du bien à soi. […] Et c’est vrai qu’il y a quelque chose de thérapeutique dans le fait de prendre soin de soi. » Et c’est dans ce contexte que l’on finit, aussi, par acheter des produits soi-disant « antiâge » : « pour se faire du bien », quoi.