Connaissez-vous la différence entre une cuillerée à soupe et une cuillerée à thé ? Dix millilitres. Une bagatelle, mais pas quand vous vous appelez Catherine Beauchemin-Pinard et que vous cherchez à perdre du poids pour respecter la limite d’une catégorie pour un tournoi de judo.

Son copain le savait trop bien. Un jour, il s’est trompé de cuillère en cuisinant un repas pour son amoureuse. Il a donc versé 10 ml d’huile de trop. Il n’a quand même pris aucun risque.

Non, il n’a pas refait la recette. Il a plutôt lavé et rangé la cuillère à soupe avant de sortir et de salir la cuillère à thé… Comme ça, aucun risque qu’elle remarque son étourderie et réclame la préparation d’un autre repas.

« Ça, il me l’a avoué quelques années plus tard ! », rigole Beauchemin-Pinard.

Une autre fois, son chum a mal divisé une portion de morue. Elle a hérité de la plus grande part. Catastrophe : « J’ai fini par trop manger de morue. De la morue, ce n’est pas gras, mais j’ai commencé à péter un plomb et à pleurer. J’ai dit : “C’est dégueulasse, de la morue, j’en mangerai plus jamais !” Il me revient avec ça encore aujourd’hui… »

Je sais bien que ça n’avait aucune logique, mais j’étais tellement obsédée par l’idée de perdre du poids que ça affectait mes relations. Mon copain a enduré ça pendant un an !

Catherine Beauchemin-Pinard

Attablée devant un cappuccino dans un café de Boucherville, la judoka de 28 ans revient de vacances en Colombie-Britannique après sa médaille d’argent aux Championnats du monde de Tachkent, en Ouzbékistan, le 9 octobre.

Pendant son escapade avec son copain, elle a visité Vancouver, fait des randonnées et s’est initiée au surf à Tofino. La passionnée de cuisine a également passé 10 jours à explorer de nouveaux restaurants. Sans (trop) s’en faire. Au lendemain de l’entrevue, elle prévoyait de se peser pour la première fois depuis son retour.

À une certaine époque, ce moment aurait représenté une petite torture. En particulier en 2016 et en 2017 alors qu’elle a vécu un véritable « enfer » en s’obstinant à concourir chez les moins de 57 kg, sa catégorie aux Jeux olympiques de Rio.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Catherine Beauchemin-Pinard à l’entraînement avant les Jeux olympiques de Rio en 2016

Passer chez les 63 kg

Les propositions de son entourage sportif de passer chez les 63 kg se heurtaient à un refus net. « J’étais très entêtée, se souvient-elle. Un jour, pendant une rencontre, j’avais dit : “Moi, je fais 57 kg toute ma vie !” Je m’identifiais à 57 kg. C’était impossible d’imaginer faire un autre poids que ça. »

Elle avait presque toujours combattu dans cette catégorie de poids, où elle connaissait bien ses adversaires et n’était pas désavantagée par sa petite taille. Sauf durant une période au secondaire, quand son entraîneur a découvert que l’adolescente avait commencé à se faire vomir. Il l’a fait monter chez les 63 kg et obligée à prévenir ses parents de son trouble alimentaire, sans quoi il le ferait lui-même.

Son père a voulu l’aider, lui servant de la soupe aux choux et des boissons et barres protéinées. Bonnes intentions, mais mauvaise idée. Déjà, elle s’entraînait deux fois par jour, à son sport-études de Boucherville et à son club d’origine de Saint-Hubert.

Ce contrôle sur ma diète n’a pas nécessairement aidé. J’étais rendue à me cacher pour manger. Comme je ne voulais pas commencer à faire des diètes, je mangeais, mais je me faisais vomir pour être plus légère.

Catherine Beauchemin-Pinard

De retour chez les 57 kg, Beauchemin-Pinard est montée sur le podium à deux reprises lors de championnats du monde juniors consécutifs, un véritable exploit pour une Canadienne.

Après les Jeux de Rio, où elle s’est fait surprendre au premier tour, elle s’est accrochée aux 57 kg jusqu’aux Championnats du monde de l’année suivante. Elle qualifie cette période de « chute vers l’enfer ».

Pendant ses vacances post-olympiques, elle s’est laissée aller et a fait la fête. Son poids est monté à 68 kg. Elle a réussi à en perdre cinq pour un tournoi à Tokyo, où elle a convenu de s’aligner chez les 63 kg. Elle pensait tranquillement couper le reste jusqu’au Grand Slam de Paris, en février.

« Mais j’avais comme oublié qu’il y avait Noël entre les deux… J’ai tout repris le poids que j’avais perdu. J’avais 10 kg à perdre en un mois. Je l’ai fait, mais ça n’a pas été facile. »

La composition corporelle

Un jour, un entraîneur lui a pincé le ventre, lui disant qu’elle avait « encore de la place pour le perdre ». « Je sais que c’est mal placé, mais je le connaissais, il ne voulait pas mal faire. Il ne faisait que constater les faits. Mais c’est le genre de commentaire d’un coach qui peut entraîner des problèmes alimentaires. »

D’autant plus, fait-elle remarquer, que la composition corporelle, qui varie d’une personne à l’autre, est un mauvais indicateur dans un processus de perte de poids.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Catherine Beauchemin-Pinard

« Plus j’essayais de faire 57 kg, plus je devenais grasse parce que mon corps était tellement fatigué qu’il mangeait mon muscle et stockait du gras pour survivre. »

Le maintien de son poids est devenu de plus en plus problématique. Lors d’un voyage dans le Sud avec des amis, elle a apporté son pèse-personne pour se peser tous les jours et éviter une prise trop importante.

J’étais dans un cercle vicieux de gavage, de restrictions, d’abus, de pertes de poids excessives. […] Ça finit par affecter un peu toute ta vie sociale, comme aller manger au resto. Je développais une certaine anxiété autour de la nourriture. Tu manges trop, tu te sens mal. Tu finis la soirée en pleurant parce que tu as trop mangé.

Catherine Beauchemin-Pinard

Un soir, après avoir trop mangé, elle a contacté sa nutritionniste Alexia de Macar, de peur de retomber dans la boulimie comme à l’adolescence. Comme elle persistait chez les 57 kg, celle-ci l’a invitée à travailler avec sa collègue psychologue Jodie Richardson, spécialisée dans le traitement des troubles alimentaires.

Beauchemin-Pinard croyait que son problème était réglé, mais au fil de rencontres hebdomadaires, la psychologue l’a amenée à comprendre qu’il lui serait impossible d’être heureuse en restant dans cette catégorie de poids. Richardson avait également reçu l’assurance de son entraîneur Sasha Mehmedovic que la judoka pouvait être aussi compétitive à 63 kg.

« Je ne performais plus à cause de mes diètes. À 63 kg, c’était plus de la peur : peur du changement, peur de ce que les autres allaient penser. Je me souviens que j’avais également dit à Sasha que je ne voulais pas changer ma garde-robe ! »

Jodie Richardson l’a aidée à revoir sa relation avec la nourriture, à éviter les trop grandes variations de poids, à écouter les signaux de la faim.

« D’une certaine façon, le problème était réglé à 63 kg. Mais ça laisse des traces de faire autant de diètes et d’avoir autant de restrictions. J’ai donc continué à travailler avec Jodie pendant trois ans, jusqu’à la pandémie. »

La consécration

Beauchemin-Pinard est persuadée d’une chose : elle ne se serait jamais rendue jusqu’aux Jeux de Tokyo si elle n’avait pas changé de catégorie. Elle y a gagné une médaille de bronze historique pour le judo canadien.

PHOTO NATHAN DENETTE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Catherine Beauchemin-Pinard et sa médaille de bronze des Jeux de Tokyo en 2021

Le 9 octobre dernier, elle a ajouté une médaille d’argent aux Championnats du monde de Tachkent, en Ouzbékistan, la seule récompense qui manquait à son palmarès.

Deux semaines plus tôt, dans le cadre d’une conférence virtuelle de Sports-Québec destinée aux entraîneurs, Beauchemin-Pinard a livré un témoignage sur ses troubles alimentaires après un exposé d’Alexia de Macar et de Jodie Richardson. Elle pensait parler 15 minutes, ça a finalement duré près d’une heure.

« Je suis très ouverte à en parler. Je trouve ça important de sensibiliser les coachs. La sensibilisation, c’est à la base de la solution. »

Catherine Beauchemin-Pinard continuera d’en discuter dans un livre de recettes/témoignage qu’elle a l’intention de soumettre sous peu à des éditeurs. Aujourd’hui deuxième mondiale, l’athlète de 28 ans souhaite le publier avant les prochains JO de Paris, en 2024, où elle se voit de plus en plus.