En février 2012, Sarah Fournier et Katerine Savard représentaient le club de natation CSQ aux championnats nationaux de l’Est, à Gatineau. Gagnante de six médailles, la première avait été choisie meilleure nageuse de 15 ans et moins. Auteure d’un balayage des trois épreuves de papillon, la seconde avait décroché le même titre chez les 16 ans et plus.

Moins de deux mois plus tard, Savard s’est qualifiée pour ses premiers Jeux olympiques à l’âge de 17 ans. De trois ans sa cadette, Fournier a aussi participé à ses premiers Essais olympiques, se classant 27e au 100 m dos. L’avenir paraissait radieux pour l’adolescente de Loretteville.

Fournier a dû attendre cinq ans avant de rejoindre Savard dans une équipe nationale senior. En 2017, les deux nageuses ont uni leurs efforts pour mener le Canada à une médaille d’or au relais 4 X 100 m aux Universiades de Taipei. Un an plus tard, Fournier a pris part aux Championnats panpacifiques de Tokyo, où elle a fini sixième au 50 m libre, épreuve dans laquelle l’athlète de 6 pi 1 po s’était spécialisée.

Ce rendez-vous a été son dernier sur la scène internationale avant les Championnats du monde de Doha, qui se concluent cette semaine au Qatar avec les compétitions de natation et de water-polo. Dimanche dernier, au terme de la première journée de natation en piscine, Fournier et Savard se tenaient la main sur le podium, médaille de bronze au cou.

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Rebecca Smith, Katerine Savard, Sarah Fournier et Taylor Ruck

Un peu plus plus tôt, les deux Québécoises, avec leurs coéquipières Rebecca Smith et Taylor Ruck, avaient mené le Canada à la troisième place à l’issue d’un palpitant relais 4 X 100 m, remporté in extremis par les Pays-Bas devant l’Australie.

Ce n’est qu’en visionnant la reprise que Fournier s’est rendu compte que la Pologne, quatrième, menait la course jusqu’au dernier échange. « Ça devait être vraiment le fun à regarder pour les gens ! », a-t-elle constaté au téléphone deux jours plus tard, avant le début de la session du soir où sa compatriote Ingrid Wilm a gagné le bronze au 100 m dos.

Ça va tellement vite quand ça se passe. Tu nages, tu sors de l’eau, tu es essoufflée et tu essaies d’aller encourager tes coéquipières.

Sarah Fournier

Elle a eu besoin d’une journée pour véritablement comprendre ce qu’elle venait d’accomplir. « Ça faisait quand même sept ans que je n’avais pas vécu ça. On dirait que sur le coup, je ne m’en rendais pas compte. C’est quand l’énergie et toute l’adrénaline sont retombées que j’ai pu me dire : ‟C’est fait, on a réussi !” »

Quand on lui demande ce que cette médaille représente, Sarah Fournier se tourne vers le collectif : « Un relais, on le fait pour l’équipe. Ça nous a donné un élan et une bonne énergie. L’an dernier, les filles n’avaient pas réussi à monter sur le podium. De pouvoir y parvenir, dans une année olympique en plus, c’est super positif. »

Sur le plan personnel, la nageuse de 27 ans s’est faite plus circonspecte, répétant qu’elle aura besoin de temps pour mesurer ce qu’elle a réalisé. Elle s’est ouverte après une question au sujet de son éclipse internationale de cinq ans et demi.

« Pour résumer, j’ai reçu un diagnostic de troubles alimentaires sévères quand j’étais jeune. J’ai toujours réussi à bien gérer ça quand même. Après les nombreuses hospitalisations, j’ai été plus stable. Mais après 2018, j’ai peut-être pris une petite débarque. Ça a été plus difficile mentalement. J’ai dû prendre un peu de recul. Quand la tête n’est pas là, c’est sûr que les performances ne suivent pas. »

42 kg

Sarah Fournier souffre d’anorexie depuis l’adolescence, après avoir été victime d’un viol. Dans un témoignage-choc au quotidien Le Soleil, en 2019, elle a raconté que vers l’âge de 15 ans, son poids ne dépassait pas 42 kg alors qu’elle mesurait près de 1,83 m. Son cœur battait à 19 pulsations/minute.

« Les médecins ne comprennent pas comment je suis encore en vie », avait-elle dévoilé au journaliste Olivier Bossé. « J’ai perdu un méchant bout de cette année-là. Je n’en garde aucun souvenir. À 19 battements, j’étais comateuse. J’ai été hospitalisée à trois reprises sur une période d’environ un an et demi, deux ans. Avant de rentrer, je nageais deux fois et je courais 40 minutes par jour. Sans manger. Ou une carotte dans ma journée, un bébé carotte ! »

Malgré ce régime infernal, elle s’est accrochée à la natation, quitte à plonger 15 minutes, le maximum que lui autorisaient ses médecins au début. Quand elle prenait 500 grammes, elle avait droit à 15 minutes de plus.

« Le plus difficile, c’est de communiquer »

« Cette maladie-là, ce sont des hauts et des bas, a-t-elle repris avec La Presse mardi. J’ai quand même été atteinte sévèrement. Pour moi, ce n’est pas quelque chose qui va guérir complètement. Je dois apprendre à vivre avec ça. »

Cette période l’a obligée à prendre un pas de recul par rapport à la natation, sans jamais remiser ses maillots. Aux dernières sélections olympiques de 2021, elle a fini deuxième au 50 m libre, ratant le standard de qualification A par un peu plus d’une demi-seconde.

Elle s’est imposé une large dose de pression, que les réseaux sociaux ont amplifiée. « À un moment donné, j’ai dû débarquer des réseaux sociaux parce que ça ne fonctionnait pas. J’allais voir les autres athlètes, leurs performances. Sachant que les Essais arrivent, tu te demandes : ‟Est-ce que je suis prête ou pas ?” On se pose beaucoup de questions. »

« C’est sûr que l’image corporelle entre aussi en ligne de compte, a-t-elle repris. Parce que ce qu’on voit sur les réseaux sociaux, ce n’est pas toujours la réalité. Plusieurs éléments ont fait en sorte que ça a flanché pour moi. J’ai dû me retirer un petit moment pour prendre soin de ma santé et de mon mental. Je me suis rendu compte que je ne pourrais jamais atteindre de nouveau les niveaux que je voulais si je ne prenais pas soin de moi. »

PHOTO IAN MACNICOL, FOURNIE PAR NATATION CANADA

Sarah Fournier, Katerine Savard, Rebecca Smith et Taylor Ruck (dans l’eau) à la conclusion du relais 4 X 100 m dimanche

Sa famille, son entourage et une équipe médicale lui ont donné tout l’encadrement requis. « Mais souvent, le plus difficile, c’est de le communiquer, a-t-elle précisé. Au départ, on a besoin [des autres] parce qu’on ne le voit pas tout le temps. Ensuite, tranquillement pas vite, on fait les démarches nécessaires pour être capable de se remettre à niveau. »

À travers les tempêtes, ce qui s’appelle maintenant le Club de natation région de Québec (CNQ), dont elle porte les couleurs depuis une vingtaine d’années, a été une aide de tous les instants. « Tous les membres du club sont un peu au courant de la situation », a souligné celle qui travaille comme coordonnatrice administrative pour le CNQ. « J’ai toujours eu beaucoup de soutien. Si je vais moins bien, ils le voient même avant moi. Ils vont me demander : ‟Ça va-tu, Sarah ?” »

Marc-André Pelletier, son entraîneur depuis une quinzaine d’années, est probablement la personne qui lui a posé cette question le plus souvent. « Sa plus grande force, c’est sa résilience », a raconté celui qui fait partie de l’équipe d’entraîneurs à Doha. « Même si elle est ‟vieille”, c’est son premier championnat du monde. Je trouve que c’est un bel exemple pour les gens. On ne lâche pas, comme dans un feel-good sport movie. »

« Continuer à avancer »

Si son récit, livré spontanément, peut servir à d’autres, Sarah Fournier en sera très heureuse. « Je suis assez ouverte. C’est clair qu’énormément de gens vivent cette problématique. Plus on en parle, mieux ça ira. Il faut éviter les tabous. »

Malheureusement, ça peut arriver à tout le monde, et plus souvent qu’on le pense.

Sarah Fournier

Plus prosaïquement, elle a dû surmonter une microdéchirure à un tendon du coude qui l’a ralentie pendant tout l’automne. Elle n’a pu reprendre l’entraînement complet dans l’eau qu’un mois et demi avant les Mondiaux. Son 100 m dans le relais était son premier en compétition depuis sa victoire aux Championnats canadiens, l’été dernier. Jeudi, elle s’alignera dans les séries du 100 m individuel, dans le même départ que l’increvable Sarah Sjöström, la Suédoise détentrice du record mondial. Elle est également candidate pour le relais mixte 4 X 100 m de samedi.

Consciente qu’elle n’a pas retrouvé son meilleur niveau, elle garde le cap sur les Essais olympiques de Montréal, en mai. « En ce moment, j’essaie de prendre chaque occasion pour remplir ma valise d’expérience pour être prête. Je suis rendue là et aux Essais, quoi qu’il arrive, je sais que j’aurai fait tout ce qui est en mon possible. »

Douze ans après ces championnats de l’Est où elle avait brillé, Sarah Fournier est en effet encore là, à enfiler les longueurs dans le chlore, non sans parfois se questionner.

« À un moment donné, tu te dis : ‟Crime, est-ce que ça vaut la peine ? J’en suis où ?” Parce que ça demande énormément d’énergie. Mais je pense que la natation m’a sauvé la vie aussi. Ça m’a permis de vraiment me rebâtir et d’être plus équilibrée. Quand j’en aurai terminé avec le sport, je vais être plus saine envers moi-même. Je vais être capable de continuer à avancer dans la vie. »