Ils pratiquent leur sport une quinzaine d'heures par semaine, embauchent des entraîneurs privés et dépensent des milliers de dollars pour participer à des compétitions. Des olympiens? Non. Des travailleurs à temps plein dont l'apogée athlétique est largement dépassée. Leur récompense: le sentiment du devoir accompli et le dépassement de ses propres limites. Incursion dans l'univers des accros à l'endorphine.

Le temps

Trait commun de tous les athlètes interrogés: ils s'entraînent 10, 15, voire 20 heures par semaine, tout en travaillant à temps plein. Comment y arrivent-ils? «En faisant de l'acrobatie!» répond Nathalie Goyer, l'une des meilleures marathoniennes au Québec et professeure à la maternelle dans une école de Saint-Bruno. Quand elle travaille, la femme de 42 ans court de huit à 10 heures par semaine. «Disons que la vie sociale est un peu limitée. Je ne vais pas souvent au cinéma, au théâtre, des choses comme ça. J'ai du fun pareil! Je le fais le temps que ça dure.»

Le nageur et triathlète Alexandre Leduc, 53 ans, a son propre secret: il n'a jamais eu de téléviseur à la maison. «Il faut couper en quelque part et c'est là que je vais couper. J'ai déjà lu que les gens passent en moyenne 22 heures par semaine devant la télévision. C'est le temps que je passe à m'entraîner.»

Les entraînements matinaux ou sur l'heure du lunch et les versions sportives du «cinq à sept» sont aussi des incontournables. «Après ça, le vin est meilleur!» lâche Nathalie Goyer.

Kevin Becker, spécialiste des Ironman, a pour sa part profité de la générosité de son employeur. Quand ses bureaux ont été déménagés de l'île de Montréal à Saint-Hubert, sur la Rive-Sud, son patron a accepté d'aménager un petit gymnase et une douche. Comme ça, Kevin Becker peut reprendre la trentaine de minutes perdues en transport en courant sur un tapis roulant sur l'heure du lunch.

Les entraîneurs

Quand le cycliste Richard Boudreault s'est mis à la compétition dans la catégorie des maîtres (30 ans et plus), il a instantanément eu la piqûre. Bien vite, il a commencé à connaître ses adversaires. «Je me suis rendu compte que tous ceux qui performaient parmi les 10-15 meilleurs avaient un entraîneur, souligne le directeur de création de 44 ans. Chaque année, le niveau augmente. Tu te dis: je veux augmenter aussi, je vais me prendre un entraîneur.»

Il a embauché Mathieu Toulouse, un ancien membre de l'équipe canadienne de vélo de montagne qui a fondé sa propre entreprise (avelocoaching.com) avec l'ex-cycliste Dominique Perras. Les deux offrent un suivi personnalisé, avec évaluation de la forme physique, plans d'entraînement et même accompagnement ponctuel sur la route. «On a des devoirs à faire. On n'est pas là pour s'amuser!» lâche Richard Boudreault, à moitié sérieux.

Aux États-Unis, l'entraîneur personnel pour les athlètes adultes est une tendance forte depuis une dizaine d'années, observe Dominique Perras, ancien champion national sur route. «Les gens ont un certain âge, souvent les enfants ont grandi et la carrière est plus installée, explique-t-il. Ils ont plus de temps à consacrer à leur hobby. Ils se disent: tant qu'à faire, je vais voir comment je peux m'améliorer en étant plus structuré.»

Pierre Hutsebault, qui a longtemps été entraîneur-chef de l'équipe canadienne de cyclisme sur route, s'est aussi tourné vers cette clientèle depuis quatre ans. «Je ne pourrais pas vivre seulement en entraînant des athlètes d'élite», dit celui qui a ouvert un centre Peak Performance à Montréal. Il est impressionné par le niveau d'engagement de ses clients adultes. «Ils mettent autant d'efforts et sont aussi dévoués à leur sport qu'un jeune champion comme David Veilleux», souligne-t-il.

Les motivations

On peut comprendre un aspirant olympien de se lever à cinq heures du matin pour aller s'entraîner. Mais qu'est-ce qui pousse des maîtres ou des vétérans à en faire autant? «Ça fait partie d'un ensemble, comme manger et dormir», répond simplement le nageur et triathlète Alexandre Leduc.

Laurent Proulx, lui, s'est lancé dans un «projet de vie» quand il a commencé à s'entraîner sérieusement en vue d'un triathlon Ironman au début de la quarantaine. «J'étais un peu gras, je menais une vie pressée», explique cet entrepreneur en informatique de 49 ans. Le fait qu'il s'entraîne a aussi «eu un impact» sur ses trois enfants âgés de 18 à 22 ans.

Le cycliste Richard Boudreault, comme bien d'autres, carbure pour sa part à l'endorphine. «Le bien-être après une longue sortie... tu es zen, dit le directeur de création de 44 ans. Ce n'est pas comme après un match de golf où tu joues quatre-cinq heures et que tu n'as pas trop dépensé au niveau cardiovasculaire ou énergétique. Après une longue sortie à vélo, tu es comme sur un nuage.»

Comme bien d'autres, la marathonienne Nathalie Goyer, 42 ans, s'entraîne simplement pour «le dépassement de soi». «Il y a aussi la fierté d'appartenir à un groupe, ajoute-t-elle. Pour moi, le marathon, c'est comme une deuxième famille.»

L'argent

«C'est un sport cher», admet Katherine Calder-Becker au sujet de sa passion pour le Ironman. Pour se le permettre, elle et son mari Kevin Becker ne se donnent jamais de cadeau de Noël ou d'anniversaire. Tout va vers l'Ironman. «Je connais plusieurs musiciens amateurs qui ont peut-être un studio dans leur sous-sol. Pour nous, c'est notre hobby», souligne Katherine.

Kevin et elle participent à deux ou trois Ironman par année à l'extérieur du Québec. Ils s'y rendent une semaine à l'avance. Ils évaluent qu'il leur en coûte de 5000$ à 8000$ par Ironman (billets d'avion, hôtel et nourriture). Tout est budgété un an à l'avance.

Et il y a tout le reste. Katherine, la grande argentière du couple, a accepté de déballer sa liste de dépenses:

1300$ d'épicerie par mois

300$ de nourriture spécialisée par mois (bars, gels énergétiques)

10 000$ le vélo, qui sera changé aux trois ans

225$ la paire de souliers de course (quatre paires par année)

500$ pour une combinaison étanche (wet suit)

300$ pour un casque de vélo

400$ pour des souliers de vélo

250$ pour un entretien complet du vélo (quatre fois par année)

4000$ pour l'entraîneur

500$ pour l'adhésion au club de natation des maîtres

Plus l'essence pour se rendre à l'entraînement, les frais d'inscription aux autres courses, les vêtements, etc...

Les compétitions

Il n'y a pas que l'entraînement, il y a aussi la compétition. Les courses ou championnats de catégorie maîtres ou vétérans n'ont jamais été aussi populaires. À la Fédération québécoise des sports cyclistes (FQSC), le nombre de licenciés maîtres (30 ans et plus) est passé de 249 à 551 au cours des 10 dernières années. Et ça roule vite. «Les distances et les conditions ne sont pas exactement les mêmes, mais le peloton maître A (30-39 ans) a maintenu la même vitesse moyenne que le peloton senior lors du Grand Prix de Sainte-Martine, notre première course de la saison», note Louis Barbeau, directeur général de la FQSC.

À la Fédération de natation du Québec, près de 2500 maîtres nageurs prennent une licence chaque année pour participer à au moins une compétition. «Il y a eu une forte progression dans les années 90, mais c'est stable depuis, dit le directeur général Alain Lefebvre. Mais ça reste un faux portrait puisque beaucoup de gens s'entraînent dans des clubs sans faire de compétition.»

Comme les nombreux triathloniens, un sport en forte progression au Québec. Triathlon Québec compte sur 900 membres adultes. La «démocratisation» du sport, avec l'introduction de distances plus courtes que le Ironman, a contribué à cet essor, souligne le directeur général Charles Perreault. «Je pense qu'il n'y a qu'un seul week-end au Québec où il n'y a pas de compétition», relève-t-il.

Le Ironman, une marque déposée, exerce toujours un fort pouvoir d'attraction auprès d'une catégorie de compétiteurs. L'an dernier, 121 Québécois ont pris le départ du Ironman de Lake Placid, une compétition où il faut s'inscrire un an à l'avance. «Avant, les gens allaient à un triathlon en auto et revenaient chez eux, raconte Charles Perreault. Maintenant, ils veulent une expérience complète, le gros package: 2000 participants, les rues barrées, l'hymne national, les cérémonies protocolaires. C'est big. Les États-Unis font ça beaucoup.»

La course à pied n'est pas en reste. «Il y a un boom pour la course, c'est certain», constate la marathonienne Nathalie Goyer. À sa renaissance, en 2003, le marathon de Montréal a accueilli 2600 coureurs (toutes catégories confondues). L'an dernier, ils furent 15 000 à user leurs semelles. «Cet été, ce sera le tsunami, prévoit le président Bernard Arsenault. On a déjà pris la décision d'arrêter les inscriptions à 22 000 participants.»

L'alimentation

Le plongeur Alexandre Despatie, le boxeur Lucian Bute, le hockeyeur Vincent Lecavalier, l'athlète en fauteuil roulant Chantal Petitclerc, les équipes olympiques canadiennes depuis 2006... La liste de clients de la nutritionniste Mélanie Olivier est impressionnante. À tel point que des gens ont presque peur d'appeler dans les bureaux de sa clinique montréalaise, atp nutrition sportive. Pourtant, la majorité de sa clientèle est composée de monsieur-madame Tout-le-Monde. Parmi eux, le tiers se rangerait dans la catégorie des «super actifs», évalue Mélanie Olivier.

Les gens ont accès à beaucoup d'informations sur la nutrition, mais peinent à faire le tri. «Souvent, les gens arrivent ici et sont épuisés, remarque-t-elle. Ils manquent d'énergie, ils passent trop de temps à cuisiner ou sont toujours au resto. On leur propose la même approche qu'on aurait avec une équipe nationale.»

Une nutritionniste-diététiste, comme Catherine Naulleau, se rendra sur le terrain pour évaluer les habitudes alimentaires du client-athlète. Par exemple, elle peut visiter le bureau d'un client qui se prépare pour un marathon afin d'évaluer l'offre alimentaire dans le secteur. Elle lui concoctera une liste et lui organisera un garde-manger sur place.

Spécialisée dans les sports d'endurance, Catherine Naulleau constate que ses clients aiment «quand c'est calculé et ultra-précis». «Il y a en qui mettent une alarme sur leur téléphone intelligent pour ne pas oublier de prendre leur collation fruit-protéines de trois heures», illustre-t-elle.

L'équipement

C'est connu, les athlètes maîtres ou vétérans ne lésinent pas sur le matériel. «Souvent, ils veulent le même équipement que les pros», indique Gervais Rioux, ancien coureur cycliste et président du fabricant Cycles Argon 18. «Selon leur budget, ils magasinent pour des vélos dont les prix vont varier entre 2000 et 10 000 $, et même plus.»

Le marché du vélo de route se porte bien, et celui du triathlon est en pleine expansion, affirme Gervais Rioux «Ce sont souvent des gens très performants dans leur travail. Ils ont ça en eux. Quand ils embarquent dans la compétition, c'est comme s'ils rajeunissaient de 10-15 ans. Ce sont des gens super informés, qui vont sur l'internet. C'est une belle clientèle.»

Les tests, les chiffres

Taux de gras, test de lactate, évaluation de la puissance aérobique maximale... Les maîtres et vétérans ne sont pas différents des athlètes olympiques. Ils veulent mesurer leurs progrès et l'évolution de leurs paramètres physiologiques. «On est un peu des poules de luxe, rigole le triathlonien Laurent Proulx. Et je ne suis pas le pire parmi mes amis!»

L'entraîneur Pierre Hutsebault juge que le développement d'outils technologiques, comme les capteurs de puissance en vélo, ont grandement facilité son travail. «Quand ils sont sortis dans les années 90, les capteurs de puissance pouvaient coûter 7000 ou 8000 $, rappelle-t-il. Maintenant, tu peux en avoir un pour 1000$.» Installés sur le moyeu arrière ou le pédalier, ces capteurs (SRM, PowerTap) donnent une mesure précise en watts de la puissance appliquée sur le pédalier.

La physio

Le thérapeute sportif John Pradier ne voit pas plus de patients qu'à ses débuts, il y a sept ans, mais il constate que leur niveau d'activité physique est plus élevé. «C'est plus intense, ils font plus de compétitions, de triathlons, de marathons, dit-il. On dirait que ça devient quasiment une drogue. Ils doivent courir ou faire du vélo chaque jour. Ça devient quasiment problématique. Il fait parfois essayer de les convaincre de ralentir, d'arrêter.»

OEuvrant à la clinique STADIUM PhysiOsteo/Médecine sportive, sur le terrain du Parc olympique, John Pradier traite régulièrement des olympiens des équipes de patinage de vitesse courte piste, nage synchronisée, plongeon, natation et ski alpin. Ces derniers n'hésitent pas à consulter à la suite d'une chute ou d'un traumatisme. Les athlètes dits maîtres ou vétérans se pointeront plus tard. «Ils viennent surtout quand ça ne marche plus ou que ça fait un an qu'ils ont mal au dos, souligne John Pradier. Ce sont plus souvent des blessures chroniques.»