(Pékin) Vous le savez, le Pékinois véritable nous est inaccessible. On l’aperçoit de l’autre côté de la fenêtre du bus. Il est arrêté au feu rouge, il fume une cigarette sur son scooter. Il nous regarde dans sa Volvo flambant neuve. Il roule en vélo libre-service jaune. Il marche sans son masque, des bottes de légumes verts dans un sac. Il traverse la rue sans tenir compte du Code de la sécurité routière. Bref, il vit, mais il est pour nous inatteignable.

Dans notre bulle sanitaire, toutefois, des milliers de bénévoles chinois nous côtoient. Comme pour tous les Jeux, c’est une jeunesse brillante et avenante qui nous entoure, venue des quatre coins du pays. Beaucoup parlent l’anglais, à divers degrés d’excellence. Elles ont 20-22 ans (80 % de femmes, à vue de nez). Je les interroge à la moindre occasion.

« Vous étudiez dans quel domaine ?

— Le marxisme, me dit la jeune femme dans la zone mixte au patinage courte piste.

— Ah oui, le marxisme ? Pas pour me vanter, mais ma sœur était marxiste. Quels sont vos auteurs préférés ?

— Karl Marx et Mao Zedong.

— Lequel préférez-vous ?

— Hum… difficile à dire… Ce sont deux grands penseurs.

— Et les Russes ? Lénine ?

— Oui, bien sûr, mais surtout Marx et Mao. »

Son anglais était plus laborieux que les classes les plus laborieuses, alors nous avons laissé de côté les débats d’école. « J’aimerais bien enseigner la philosophie », m’a-t-elle dit derrière son masque, les yeux pleins d’enthousiasme.

Dans le bus, je rencontre deux étudiantes en foresterie.

« J’étudie comment protéger les forêts, et aussi, comment on dit… lutter contre les insectes ? »

J’ai eu le goût de discuter de l’agrile du frêne et du dendroctone du pin, mais j’ai préféré aborder l’actualité locale.

« Avez-vous déjà vu un panda dans la nature, à l’état sauvage ?

— Moi non, mais elle oui. »

Sa collègue, plus gênée, vient du Sichuan, où l’on retrouve encore 1800 pandas géants. La population a presque doublé depuis 20 ans, et grâce à des efforts de protection, l’espèce n’est plus « en voie de disparition », mais « vulnérable ».

« Paraît que ça peut être très dangereux, ai-je avancé, provocateur.

— Oh ! Mais non, c’est très cuuute ! »

Il faut préciser ici qu’elle avait une tuque en forme de tête de panda, à laquelle s’attachaient deux longs bras molletonnés imitant le pelage de l’animal mythique, qu’elle faisait toucher sans arrêt à son amie, comme les pattes d’un toutou.

Oui, le panda géant est végétarien à 99 %. Mais ça veut dire que trois jours et demi par année, il mange de la viande ! Qui veut courir le risque d’être son escalope ? On a aussi des chapeaux en fourrure de raton laveur, et ça n’est pas pour autant un animal sympathique si vous êtes un peu trop près de sa mâchoire. Mais elle étudie plus la plantation des arbres que la psychologie du mammifère, ce n’était pas le moment de déclencher une controverse animalière.

* * *

Parlant d’ours, j’étais au téléphone avec le collègue Simon Drouin, quand deux bénévoles se sont approchés.

« Bonjour, avez-vous besoin d’aide ? », m’a dit le plus grand dans un français impeccable.

Ils sont tous deux étudiants à l’Université des langues et des cultures de Pékin. Pourquoi le français ? Il a voyagé en France et adoré le pays. Il aspire à une carrière aux Affaires étrangères. Ils lisent Zola, Flaubert, Camus… en chinois pour le moment, histoire de s’imprégner de la profondeur du texte. Plus tard, ce sera pour la langue.

Je lui ai demandé son nom.

« Denis. »

Denis ?

Je lis « Cheng » sur l’accréditation. Mais les Chinois ayant des liens avec l’étranger se donnent souvent un nom occidental.

« Pourquoi Denis ?

— Parce que mon professeur d’anglais m’avait appelé Dennis, et en français, c’est Denis. C’est un nom avec une histoire vraiment intéressante, ça vient du dieu grec du vin, je crois (Dionysos).

— Vous aimez le vin ?

— Pas du tout ! »

L’autre s’appelait Gérard.

« Mon professeur a dit qu’un nom avec deux R, ce serait bon pour moi, ça me forcerait à bien le prononcer. C’est une lettre difficile pour les Chinois. »

PHOTO SIMON DROUIN, LA PRESSE

Yves Boisvert en discussion avec Gérard et Denis, deux bénévoles

Et que faisaient Denis et Gérard aux Olympiques ?

« J’étais accompagnateur du prince Albert de Monaco, a dit Denis. C’est un homme vraiment charmant. Vous savez qu’il a déjà été champion de bobsleigh ? »

M. Grimaldi, en effet, a participé à cinq JO de 1988 à 2002 dans l’équipe de bobsleigh. Il est aussi membre du CIO depuis près de 40 ans.

« Il avait tout un entourage, alors ma tâche était vraiment facile. Mais nous avons beaucoup parlé. Il est né le 14 mars, et moi le 10. Nous avons descendu à pied le long de la piste. Son Altesse Sérénissime a des jumeaux (âgés de 7 ans), et il a commandé deux Bing Dwen Dwen, avant de retourner au pays. » En fouillant sur les sites de nouvelles monégasques, j’ai vu la photo de Denis au côté du prince, et j’étais fier de le connaître.

Bing Dwen Dwen, pour votre information, est le nom du panda-mascotte des JO.

« Qu’est-ce que vous savez du Québec ?

— Il y a de la neige, les gens parlent français, mais avec un accent, a résumé Gérard, en riant de son résumé.

— Ici aussi, il y a des accents, ai-je répliqué.

— Mais oui : quand Gérard me parle en chinois, je ne comprends rien », a dit Denis

Gérard vient de Shenzhen et parle cantonais, voyez-vous, tandis que Denis vient de Nanchang et parle mandarin.

C’est ainsi que la langue française rapproche les Chinois, mesdames et messieurs, même si, comme langue officielle des Jeux, elle suit la courbe inverse des pandas, et du statut d’espèce menacée, semble se diriger vers la disparition.

* * *

Appelez ça le yin du yang si vous voulez, mais ces Jeux sont les plus extraordinairement contrôlés et les moins militarisés des dernières années. Visuellement, j’entends.

PHOTO ITSUO INOUYE, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Militaires présents sur un site de compétitions aux Jeux de 2002

Je repense à Salt Lake City, en 2002, au bruit incessant des hélicoptères dans le ciel, aux militaires lourdement armés, aux inspections maniaques de chaque véhicule – on était six mois après le 11-Septembre. Je repense à Londres, avec des soldats à chaque point d’entrée. Sotchi, où l’armée russe se déployait à chaque mètre carré, guettant les « veuves noires du Caucase » censées se faire exploser. Rio n’était pas en reste, question police. PyeongChang vivait avec l’ombre fugace de la Corée du Nord.

Ici ? On aperçoit des policiers et des militaires de loin en loin, mais jamais on ne fait face à une arme à feu. J’ai bien vu quelques matraques, mais nul soldat en équipement de combat. La sécurité se fait… à la sortie des hôtels. Si bien qu’il n’y a aucun contrôle, aucun tracas en entrant sur les sites. Oui, je sais, nous sommes tous pistés avec nos téléphones, cartes d’accréditation, reconnaissance faciale, photos furtives du personnel, dont on ne sait si c’est pour un diaporama familial ou une banque de données sécuritaire.

Mais dans ce monde olympique étrange, artificiel, plus parallèle que le slalom du même nom, l’atmosphère n’est nullement tendue, le personnel est très amène, les bénévoles accommodants, pour les princes comme pour les roturiers.