Il y a cinq ans, cette figure était jugée impossible. Illusoire. Irréalisable. Tellement que l’Union internationale de patinage ne l’a jamais inscrite dans son cahier de pointage. Aujourd’hui, cette prouesse est sur le point de bouleverser le patinage artistique.

Son nom ?

Le quintuple saut.

Personne ne l’a encore réussi. Du moins, pas sans soutien ni harnais. Mais Ilia Malinin s’en approche rapidement. En octobre dernier, le prodige américain de 18 ans est devenu le premier patineur à réussir un quadruple axel en compétition. C’est quoi, un quadruple axel ? Un saut de quatre rotations et demie. Un exploit magistral, qui a nourri son ambition de tenter un jour le quintuple saut.

« Ça occupe assurément mon esprit, a-t-il reconnu en janvier dernier. C’est très difficile de me concentrer là-dessus [maintenant], mais après la saison, j’y penserai, et peut-être que nous en verrons un. »

Le quintuple saut est une frontière mythique. « Peut-être impossible, assurément dingue », titrait le magazine Wired en 2018. Pour vous donner un peu de perspective, aucun concurrent des Jeux de Vancouver, en 2010, n’a même fait un quadruple saut.

Jamal Othman, qui dirige l’Ice Academy à Montréal, était alors parmi les meilleurs patineurs européens. Lui-même n’a jamais réussi de quadruple saut. « Mon plus grand saut à vie, me raconte-t-il, c’était un triple axel. C’était à l’entraînement. J’essaie de me remettre dans la peau du patineur que j’étais et un quintuple saut, c’est quelque chose que je ne peux pas imaginer. Déjà, voir Malinin réussir le quadruple axel, je trouve ça hallucinant ! »

Il faut savoir que sur le plan technique, l’écart entre le quadruple axel et le quintuple saut est très, très mince.

Sur un quintuple salchow ou boucle, il n’y a pas beaucoup plus de rotations que sur un quadruple axel. C’est pourquoi je me prépare à voir ça en compétition. Ça arrivera de mon vivant.

Jamal Othman, ex-patineur et directeur de l’Ice Academy à Montréal

Probablement dans un avenir pas trop éloigné, avance Mathieu Charbonneau, biomécanicien du sport.

Les sauts, c’est son champ d’expertise. Ça fait trois ans qu’il les étudie, dans le cadre d’un projet mené par l’Institut national du sport – son employeur – et Patinage Québec. L’objectif : mieux comprendre la mécanique des sauts, pour améliorer les performances des jeunes Québécois. Ses recherches l’ont mené à identifier trois facteurs déterminants.

1. Le moment cinétique. « C’est la prise d’élan de rotation. »

2. La vitesse verticale. « C’est la hauteur du saut. »

3. L’inertie. « Il faut être petit dans les airs pour tourner vite. Rien ne doit sortir. Pas de genoux, pas de fesses, rien. »

Pour réussir un quintuple saut, un patineur devra être exceptionnel dans au moins une des trois catégories, explique-t-il.

« Alors, c’est quoi le secret de Malinin ?

— Sa propulsion. Il a déjà réussi un saut avec un temps de vol de 0,8 seconde.

— C’est beaucoup ?

— C’est un record ! Il saute comme un joueur de basketball, mais sur patins. »

En comparaison, les meilleurs patineurs canadiens restent dans les airs entre 0,6 et 0,7 s par saut. C’est 15 % moins longtemps que Malinin. « Cette propulsion, c’est ce qui lui donne le temps de compléter ses rotations. »

Et dans les deux autres catégories, comment Malinin performe-t-il ?

« Pour sa posture, peut-être qu’il lui reste de la place pour rentrer un peu plus les coudes et les fesses. Pour sa prise d’élan, peut-être qu’elle pourrait être plus fouettée ou plus ample. Je crois qu’il lui reste encore du jeu pour s’améliorer. »

Comme je vous l’ai expliqué tantôt, le quintuple saut n’est pas reconnu par l’Union internationale de patinage. Aucun point n’est rattaché spécifiquement à son exécution. Donc si un patineur le réussissait cette semaine, il ne serait pas forcément avantagé par rapport à ses concurrents.

Maintenant, LA grande question : quelle note lui attribuera-t-on ?

Un quadruple boucle a une valeur de base de 9,5. Un quadruple axel, de 12,5. Un quintuple boucle, c’est quoi ? 15 ? Un peu plus ? Un peu moins ?

Ça ne sera pas trop élevé, prédit Nathalie Martin, directrice haute performance à Patinage Québec.

Étonnant. C’est contre-intuitif, non ?

L’Union internationale travaille fort pour que ça reste un sport artistique et non juste technique. C’est important. C’est pourquoi chaque année, le système de pointage est révisé.

Nathalie Martin, directrice haute performance à Patinage Québec

Concrètement, si les patineurs réalisent plus facilement les sauts les plus payants, l’Union pondérera en valorisant le volet artistique. « Sinon, ça deviendrait simplement un concours de sauts. »

Ce qui n’est pas souhaitable.

Le milieu du patinage artistique connaît la chanson. Il a déjà connu cette problématique dans les années 1980, avec l’introduction des triples axels et des quadruples sauts.

« On se souvient très, très bien de ce problème de pointage, souligne Jamal Othman. Tout d’un coup, les programmes étaient moins bons, car à l’entraînement, les patineurs n’avaient pas le temps de faire autre chose que de pratiquer les sauts. En plus, c’était tellement exigeant, physiquement, que les patineurs ne faisaient rien d’autre dans leur programme. »

Une situation que l’Union internationale voudra éviter, pense-t-il. « Je ne crois pas qu’elle ajustera le pointage pour que les quintuples sauts décident de l’issue des compétitions. Le patinage artistique ne peut pas n’être qu’un sport technique. Dans notre milieu, il y a un grand consensus autour de cette question. »

Et une fois que le quintuple saut s’imposera dans les programmes, aura-t-on atteint la limite du possible ? Probablement pas, se risque Mathieu Charbonneau.

Quelle serait la prochaine frontière ?

« Le quintuple axel. » Donc cinq rotations et demie. « Ce serait quelque chose de wow. Ce serait possible. Sûrement réservé à la crème de la crème. Mais je pense que dans les 10 prochaines années, des patineurs vont l’explorer. »

Les premières en patinage artistique

  • Triple saut hommes : Dick Button (1952)
  • Triple saut femmes : Petra Burka (1962)
  • Triple axel hommes : Vern Taylor (1978)
  • Triple axel femmes : Midori Ito (1988)
  • Quadruple saut hommes : Kurt Browning (1988)
  • Quadruple saut femmes : Alexandra Trusova (2018)
  • Quadruple axel hommes : Ilia Malinin (2022)

Note : d’autres ont tenté ces sauts avant, mais ne les ont pas réussis complètement.