(Orchard Park) Jeudi midi au restaurant au centre-ville de Buffalo. Le serveur discute avec un couple attablé au bar. Assez rapidement, la conversation porte sur l’évènement de la semaine par ici – et non, on ne parle pas de la présence de David Reinbacher au tournoi des recrues organisé par les Sabres.

C’est plutôt le match d’ouverture des Bills. Le serveur a ses billets. Le couple attablé aussi.

« J’y serai pour mon journal, j’aimerais écrire un article pour rendre compte de l’ambiance entourant un match des Bills, comme ces gens qui se lancent à travers des tables. »

La réponse du couple est instantanée. « Ça ne sera pas difficile à trouver ! »

C’est donc plein d’espoir qu’on se dirige en ce joli dimanche matin vers la banlieue de Buffalo. Un trajet de 19 minutes sur papier, qui en aura finalement pris 75.

10 h 30 dans le stationnement. Un couple d’étudiants prend la pose avec le stade en arrière-plan. Lui est un habitué, elle assiste à son premier match.

« Alors, ces gens qui se jettent dans des tables, on trouve ça où ?

– Contourne le stade, coupe vers la droite, et tu trouveras des terrains gazonnés où il se passe tout plein de trucs. »

Voilà qui est intrigant. Chemin faisant, on entend parler d’un « ketchup and mustard guy », essentiellement un type qui se fait asperger de condiments. S’il existe un homme assez festif pour s’enduire de ketchup, il doit bien avoir des amis qui s’amusent à se lancer dans des tables. Allons voir.

Nous voici donc au Hammer’s Lot, un stationnement indépendant où se tiendrait notre homme de ketchup. Le premier humanoïde rencontré, Eric, ne sait trop où nous diriger. « La construction du futur stade a commencé cette année, donc les stationnements ont été déplacés », explique-t-il.

Un dimanche à Buffalo
  • Pinto Ron, enduit de condiments, et sa mère, Theresa

    PHOTO GUILLAUME LEFRANÇOIS, LA PRESSE

    Pinto Ron, enduit de condiments, et sa mère, Theresa

  • On cuisine sur le capot d’une vieille Ford Pinto.

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    On cuisine sur le capot d’une vieille Ford Pinto.

  • Des hurluberlus perchés sur le toit de la camionnette font gicler le ketchup et la moutarde.

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    Des hurluberlus perchés sur le toit de la camionnette font gicler le ketchup et la moutarde.

  • Kyle McCarthy, alias The Buffalorian

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    Kyle McCarthy, alias The Buffalorian

  • Eric et son cocktail… spécial !

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    Eric et son cocktail… spécial !

  • Marty et son barbecue monté sur un ancien camion de pompier !

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    Marty et son barbecue monté sur un ancien camion de pompier !

  • Pizza Pete à l’œuvre

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    Pizza Pete à l’œuvre

  • Des shooters dans des boules de quilles…

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    Des shooters dans des boules de quilles…

  • Les partisans des Bills attendent encore un premier championnat.

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    Les partisans des Bills attendent encore un premier championnat.

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Eric est moins confus quand vient le temps de préparer une boisson pour un ami. Il se lance : du brandy, de la vodka, du curaçao bleu, un peu de limonade et une cerise. « Ça s’appelle un Bills’Mafia ! »

Voici maintenant Marty, en pleine action sur son barbecue qui est monté… sur un vieux camion de pompier ! Camion auquel ont aussi été intégrés des fûts de bière et un de fireball, ces shooters au goût de cannelle.

Nous poursuivons notre chemin à travers les effluves de propane, un peu comme Super Mario qui tente de se rendre au « boss ». Un certain Kyle McCarthy, alias The Buffalorian, attire notre attention. « Ce costume m’a coûté 800 $ », dit-il. Comment peut-on l’entendre sous son casque ? Il y a intégré un micro.

Nous levons la tête en poursuivant notre chemin pour entrevoir trois bouteilles de ketchup sur le toit d’une camionnette. Un gentil Vermontois nous confirme que nous sommes à la bonne place. C’est donc l’heure de se faufiler à travers la foule pour assister au spectacle.

Notre « ketchup and mustard guy » est connu sous le nom de Pinto Ron par ici. Pinto car lui et ses amis cuisinent sur le capot d’une vieille Ford Pinto. Ron parce qu’un journaliste s’était trompé de personne en pensant faire un reportage sur lui dans les années 1990. Son vrai nom est Kenny.

Kenny Johnson, donc, a assisté à tous les matchs des Bills depuis 1994. Le dernier qu’il a manqué : le Super Bowl XXVIII, le quatrième de suite que Buffalo perdait. « J’étais à Atlanta, j’avais 900 $, je pensais que ça suffirait, mais les revendeurs demandaient 1250 $ pour un billet », se souvient-il.

Depuis ce temps, ce programmeur dit avoir assisté à tous les matchs des Bills, à Buffalo ou à l’étranger, même à Londres. La seule exception : les rencontres à huis clos pendant la pandémie.

Pinto Ron n’est pas seul. Pizza Pete fait partie de son cercle rapproché. Lui utilise un vieux classeur de documents comme four à pizza. Il y a aussi le type qui fait des shooters dans des boules de quilles.

Mais Pinto Ron est vraiment l’attraction. Au son de Pour Some Sugar on Me, des hurluberlus perchés sur le toit de la camionnette font gicler le ketchup et la moutarde. Tout ça sous les yeux de Theresa, la mère de Pinto Ron, 89 ans, qui assiste au rituel de son fils pour la première fois.

Pinto Ron est ensuite assailli par les spectateurs qui veulent un égoportrait. Le gag étant de faire semblant de manger une bouchée du hamburger que Pinto Ron tient dans ses mains. Car ce serait l’origine de la tradition. « Au début, il demandait à ses frères de mettre du ketchup sur ses burgers, d’une certaine distance, raconte Mark, un ami du groupe. Et évidemment, ils l’ont un peu aspergé. La semaine d’après, ils devaient le faire à 6 pieds. Puis à 12 pieds. Puis sur le toit du camion. »

Entre deux photos, Pinto Ron offre une bouchée à Theresa. « Oh non ! », répond-elle, l’air mi-outré, mi-découragé d’une mère d’ado.

13 h approche, c’est le temps de filer vers le stade. On entend du français dans la foule.

Voici Serge Denis, de Cochrane, près de Timmins. Sa passion pour les Bills est quantifiable. « Je roule 2000 km aller-retour pour chaque match à domicile, dit-il fièrement. Et je vais en voir au moins un par année sur la route. Cette année, je vais à Philadelphie et à Londres. »

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Nicholas Cheff, Charles Giroux-Tremblay et Serge Denis

Et en argent ? Son abonnement de saison lui revient à « 4000 $ canadiens ». En plus de « ben de la bouffe, ben de la bière », et de ses hébergements. Pour chaque match, il invite différents amis. Cette semaine, c’est le tour de Nicholas Cheff et Charles Giroux-Tremblay.

« C’est un investissement de bonheur, mais pas monétaire. »

Pourquoi les Bills ? « C’est une affaire de famille. Toute la famille est fan des Bills. J’ai habité six ou sept ans à Toronto, donc je venais souvent aux matchs. »

Qu’est-ce qui incite donc des gens à investir sur un costume, rouler pendant des heures, préparer une boisson qui s’apparente à un déchet nucléaire, s’asperger de ketchup et se lancer dans des tables ? Est-ce la décadence d’une nation ? La passion d’amateurs qui attendent encore un premier championnat majeur ?

« C’est comme une famille. Quand on vient ici, on se connaît tous. Check ça, des frissons, câlisse, lance Serge Denis, montrant son avant-bras. On est fiers. Quand on va gagner un Super Bowl, ça se peut que Buffalo passe au feu ! Je ne serai pas là pour mettre l’allumette, mais je vais regarder ! »

Après le match, on s’entretient avec Latavius Murray, unique joueur des Bills originaire de la région. Ce vétéran de 10 saisons en est à sa sixième équipe dans la NFL, mais vient d’arriver chez les Bills et il joue au Highmark Stadium pour la première fois de sa carrière.

« La passion, tu la sens en arrivant au stade. Même hier soir, ça se sentait, les gens se préparaient déjà ! Ça m’a pris une heure pour m’en venir, parce que les gens arrivent tellement tôt, raconte le demi offensif. Ce n’est pas comme ça ailleurs. Quand tu vois ça, tu veux qu’ils en aient pour leur argent. »

En sortant du stade, on retourne au Hammer’s Lot, où on croise un Pinto Ron nature. Sans ketchup.

« C’est typique du Nord-Est. Buffalo, comme Pittsburgh et Cleveland, était une ville de cols bleus. Les gens allaient à l’aciérie et ils travaillaient fort. Ce ne sont pas des banquiers. Ce sont des villes où il fait froid. Ils reviennent à la maison et ils veulent juste relaxer, regarder la télévision, manger des ailes de poulet et boire de la bière. C’est pourquoi ils s’investissent davantage dans le sport que les cols blancs.

« Ce n’est peut-être plus une ville de cols bleus, mais les parents l’étaient et avec une bonne éducation, ça s’est transmis ! »