Jean Béliveau n'avait pas 20 ans lorsque fut organisée la première soirée en son hommage. Il portait l'uniforme des Citadelles de Québec, une équipe junior, et il était déjà clair que son destin serait exceptionnel.

Les citoyens de la Vieille Capitale étaient tombés sous le charme de ce beau jeune homme, grand, affable et doué. Pour le remercier de ses performances électrisantes, assurant le succès du nouveau Colisée construit quinze mois plus tôt, ils lui avaient remis une Nash 1951, magnifique voiture aux lignes effilées. Béliveau avait accepté le cadeau, mais pris soin de prévenir les organisateurs. «N'oubliez pas mes coéquipiers...»

À la demande de leur grand leader, ceux-ci avaient aussi reçu des présents, certes plus modestes, qui témoignaient néanmoins d'une attitude qui ferait la marque de Béliveau tout au long de sa carrière, mais aussi de sa vie. Sur la glace comme dans la société civile, il serait d'abord un joueur d'équipe.

Vingt ans plus tard, le 24 mars 1971, Béliveau fut de nouveau honoré sur une patinoire, cette fois celle du Forum, après avoir inscrit son 500e but avec le Canadien. Mais la fête fut différente. Béliveau rejeta la manière traditionnelle de remercier les joueurs de hockey. Pas question pour lui d'accepter des dizaines de cadeaux, comme c'était la coutume, en raison des bas salaires versés aux joueurs, même les plus illustres.

Béliveau exigea que les fonds réunis soient remis à des gens dans le besoin. Son équipe s'était agrandie et ne se limitait plus au vestiaire des joueurs. Le terrain de jeu du grand numéro 4 était désormais le Québec tout entier. Ce soir-là, un montant de 155 000 $ fut versé à la Fondation Jean-Béliveau, une somme fabuleuse pour l'époque.

Quarante ans plus tard, cette initiative permet toujours à des enfants handicapés de profiter d'un camp d'été aux installations accueillantes, dans la région de Lanaudière.

Lorsqu'il évoque cette réussite, Béliveau est aussi animé qu'en racontant des souvenirs liés à ses plus belles conquêtes de la Coupe Stanley. Les sommes versées au Camp Papillon permettent de maintenir les lieux en bon état. Si la pompe à eau cède ou qu'un toit coule, les dirigeants du Camp n'ont pas à s'inquiéter. Ils peuvent compter sur le beau geste de Béliveau pour procéder aux réparations dans la sérénité.

En ce mercredi 31 août 2011, jour de son 80e anniversaire de naissance, Béliveau demeure ce qu'il a toujours été: un joueur d'équipe.

***

Samedi dernier, la famille de Béliveau a souligné son anniversaire lors d'une fête intime. Tous étaient heureux de le voir en bonne forme après la grave opération qu'il a subie le 22 juin dernier pour soigner un anévrisme de l'aorte. Il s'agissait d'une deuxième intervention en deux semaines.

Lorsque je lui ai parlé lundi matin, il terminait une session de tapis roulant. «Les opérations m'ont laissé affaibli. Mais depuis une dizaine de jours, je me sens beaucoup mieux. Je dois cependant me reposer. Le médecin prévoit une période de convalescence de trois à quatre mois.»

Au téléphone, la voix de Béliveau demeure forte et confiante. Depuis 15 ans, il a affronté de nombreux ennuis de santé - tumeur au cou, AVC, anévrismes - qui auraient pu annihiler son optimisme. Cela ne s'est jamais produit. Son caractère d'acier lui a permis de reprendre le dessus.

«Mon moral est toujours resté fort, dit-il. Ma carrière d'athlète m'a aidé à passer à travers ces maladies. J'ai appris depuis longtemps à composer avec de mauvaises périodes. Mais j'avoue que depuis une quinzaine d'années, j'en ai eu pas mal...»

Le nom de Béliveau est associé à des montées magiques, des passes précises et des triomphes éclatants. Pourtant, une anecdote survenue l'hiver dernier me vient spontanément en tête lorsque je pense à lui. C'était au Centre Bell, après la première période d'un match du Canadien. J'étais au Salon des Anciens lorsque j'aperçus des amateurs de hockey, invités de Réjean Houle, se diriger vers Béliveau, assis dans un fauteuil confortable.

Le grand Jean aurait pu se contenter de leur dire quelques mots. Mais il s'est d'abord levé, au prix d'un effort physique, afin de leur serrer la main. Même à 79 ans, un âge où on a le droit de demeurer assis en saluant quelqu'un, il respectait les convenances. Et une fois debout, malgré le poids des années, son allure fière et droite ne laissait aucun doute. Béliveau était ici chez lui et sa présence dominait toute la pièce.

Le hockey demeure la grande passion de Béliveau. Lorsqu'il parle du Canadien, il utilise toujours le «Nous». Il apprécie le style spectaculaire de P.K. Subban et estime que Carey Price connaîtra une splendide carrière.

«Et si vous aviez un seul conseil à donner à ces deux jeunes espoirs?

- Ne jamais oublier que le succès de l'équipe doit toujours primer sur le succès personnel. Et je pense qu'ils le comprennent déjà.»

Béliveau assistera sans doute à moins de matchs au Centre Bell cette saison. Cela ne l'empêche pas d'émettre un avis éclairé sur les chances du Canadien. «L'équipe me semble supérieure à celle des dernières années. Si tout le monde apporte sa contribution, elle fera mieux. Mais des joueurs seniors doivent en donner plus.»

Jean Béliveau demeure fin analyste.

***

Les perceptions sont parfois incomplètes. Ainsi, Jean Béliveau, admiré de tous en raison de ses exploits sur la glace et de sa probité dans la vie, est aussi considéré comme un homme conservateur, dont la personnalité se situe à mille lieues de la pugnacité du Rocket ou du caractère enflammé de Guy Lafleur.

Ce n'est pas entièrement faux, mais pas entièrement vrai non plus. Parce qu'il est demeuré associé au Canadien après sa carrière, parce que la famille Molson l'a toujours considéré comme un membre de la famille, on l'a souvent associé à l'establishment.

Mais combien de gens se souviennent que Béliveau s'est tenu debout, presque seul, face à l'organisation du Canadien dans ses jeunes années? Qu'il a refusé pendant quatre ans, et malgré des pressions colossales du directeur général Frank Selke, de quitter les Citadelles, puis les As de Québec, afin de joindre le Canadien? Tout simplement parce qu'il appréciait les gens de la Vieille Capitale et entretenait une certaine conception de la loyauté.

Et combien de gens se souviennent qu'à une époque où les joueurs signaient leur contrat sans discuter, acceptant souvent la rage au coeur le dérisoire salaire proposé, Béliveau s'est battu pour ses droits? Et qu'il arracha alors au Canadien le plus haut salaire de l'histoire de l'équipe avant même de disputer une seule saison complète?

Et combien de gens se souviennent qu'il fut le premier joueur à négocier son contrat accompagné de deux conseillers, une idée non pas audacieuse, mais carrément révolutionnaire, en 1953?

Oui, Béliveau afficha un certain conformisme durant sa carrière. Mais pas avant d'avoir dressé la table à son goût. Cet exercice accompli, il a rempli sa part du contrat au-delà des attentes. L'hiver sur la patinoire, l'été dans un bureau des Brasseries Molson ou du Forum, il travailla douze mois par année toute sa vie.

«Je n'ai jamais arrêté, dit-il. Je parcourais le Québec et le Canada, je rencontrais des centaines de personnes et j'aimais ça. Au fond, j'ai été parti de chez moi toute ma vie. Je ne suis pas aveugle, je savais que ma présence rendait des gens heureux. Cela faisait partie de ma vie et de la façon dont j'envisageais le déroulement de ma carrière.»

***

Aujourd'hui, Jean Béliveau trouve que les années passent vite. Son père l'avait prévenu: plus on vieillit, plus le temps file à grande allure. Dans le bureau de sa résidence, il répond toujours aux lettres de ses fans du monde entier avec une assiduité extraordinaire. Sa popularité reste vive,

40 ans après sa retraite.

«En grandissant, j'étais comme les autres jeunes de mon temps. On jouait sur une patinoire extérieure et d'autres gars étaient très bons. Mais j'ai eu la chance de faire carrière. J'ai toujours pensé que lorsqu'on reçoit un talent, il faut l'utiliser.»

Puis, après un bref silence, il ajoute, rieur, à propos de son extraordinaire vie: «Tu peux toujours faire mieux, mais ç'aurait pu être bien pire!»

Notre conversation s'achève. Avant de raccrocher l'appareil, Béliveau me raconte qu'un jour, on lui a demandé comment il souhaitait qu'on se souvienne de lui. Sa réponse avait été immédiate. «Comme d'un joueur d'équipe. Pour moi, c'est sacré.»

Jean Béliveau n'a rien à redouter à ce sujet. Les milliers de gens qu'il a aidés tout au long de sa vie peuvent en témoigner. Aujourd'hui, c'est l'anniversaire d'un véritable joueur d'équipe que le Québec souligne.

Joyeux 80e, M. Béliveau!