Si en 1996 l'organisation du Canadien avait écouté les supplications de son recruteur en Europe, Antonin Routa, Zdeno Chara aurait peut-être entamé sa carrière à Montréal.

L'un des membres de l'équipe de dépisteurs du Canadien à l'époque, Pierre Dorion, affirme qu'un tel dénouement ne serait jamais survenu en 2012.

«Aucun responsable de l'équipe de recrutement ne s'était déplacé pour le voir jouer et vérifier les dires d'Antonin Routa, parce que les budgets alloués au recrutement n'étaient pas les mêmes et Chara jouait quand même seulement pour un club de troisième ou quatrième division en Slovaquie et il n'était répertorié sur aucune liste.»

Dorion, désormais responsable du recrutement pour les Sénateurs d'Ottawa, se serait assuré de faire le voyage.

«Avec le plafond salarial et la parité, le recrutement est devenu crucial et on ne laisse plus rien au hasard, dit-il. Il n'y a plus de secrets pour personne, ou presque. En 2007, quand notre dépisteur à temps plein a commencé à nous parler d'Erik Karlsson, nous avons commencé à le suivre pas à pas. Avant, il y avait encore des joueurs cachés dans les ligues tier-2, dans les écoles secondaires aux États-Unis ou dans certaines ligues en Europe.»

Le Canadien a finalement repêché Matt Higgins en première ronde en 1996 et Mathieu Garon en deuxième ronde. Chara a finalement abouti chez les Islanders de New York, qui l'ont plus tard échangé aux Sénateurs d'Ottawa.

Si l'importance accordée par chaque équipe au recrutement a bouleversé le métier, la véritable révolution est survenue il y a une douzaine d'années quand un dénommé Jim Price a introduit son système RinkNet dans le monde du hockey.

«C'est un système informatique vraiment impressionnant, qui répertorie chaque joueur dans chacune des ligues, même les plus obscures, et dans lequel on peut retrouver tous les horaires et organiser nos tournées de dépistage en conséquence.»

Les équipes de la LNH n'ont donc plus à créer une liste de base des joueurs qu'elles doivent surveiller pendant l'année qui suivra.

«Chara aurait été sur cette liste», lance Dorion ironiquement.

Jim Price a mis au point son système informatique dans les années 90 après avoir quitté la Ligue junior de l'Ontario, où il agissait à titre de directeur général adjoint avec Erie.

Les Predators de Nashville ont été ses premiers clients à leur naissance, en 1998. Depuis, tous les clubs ont emboîté le pas. Le Canadien avait été la sixième équipe à suivre, sous l'impulsion de Dorion.

«J'ai toujours connu RinkNet car le système était en place quand j'ai commencé avec les Kings de Los Angeles en 1999», relate Michel Boucher, dépisteur régional du Lightning de Tampa Bay après quelques saisons avec le Canadien.

«Auparavant, je travaillais avec mon propre système, que ma fille avait monté sur informatique», ajoute-t-il.

«Ça facilite notre travail au plan de la logistique, mais nos patrons ont également un meilleur portrait global. J'ai, par exemple, fait 17 rapports sur Sean Couturier l'an dernier. On clique sur un bouton et il y a une moyenne de toutes les notes que j'ai pu lui attribuer au cours de l'année. Notre dépisteur en chef peut ensuite consulter la moyenne de mes rapports, mais aussi ceux de son adjoint et même du recruteur en Europe qui aura vu Couturier à un quelconque championnat. Sans compter les rapports d'entrevues consignés dans le programme pour mesurer la personnalité et le caractère du joueur.»

La science du repêchage a beaucoup évolué dans le monde du hockey au fil des ans. Mais qu'en est-il du système d'évaluation? Le principe de Moneyball, qui a valu tant de succès aux A's d'Oakland et aux Red Sox de Boston dans le baseball majeur, pourrait-il faire une percée au hockey?

Pierre Dorion en doute. «Le jeu est souvent arrêté au baseball. Il y a une nouvelle séquence après chaque lancer. Alors qu'au hockey, il y a plus de mouvement continuel. Les joueurs doivent réagir dans le feu de l'action, à la différence du baseball où, par exemple, le gérant peut changer la position de la défensive selon les tendances du frappeur. Le sens du jeu est donc un aspect important dans notre analyse et aucune statistique ne peut nous aider à le mesurer.»

Il y a toutefois eu des tentatives. «À l'époque où j'oeuvrais pour les Rangers de New York, on nous avait présenté un homme qui nous avait présenté un système qui pouvait s'apparenter à celui de Moneyball, relate Pierre Dorion. La statistique des plus et des moins était au coeur de sa théorie, mais je trouvais que ça ne collait pas à la réalité. Certains ont aussi essayé un système qui consistait à mettre une note positive après chaque bon jeu et une note négative après un mauvais. On appelle ça le Positive and Negative Touch. Mais je ne suis pas un grand fan.»

La résurrection des Sénateurs n'est pas étrangère à l'éclosion de ses premiers choix, Erik Karlsson et Jared Cowan, deux défenseurs repêchés respectivement en 2008 et 2009. Faut croire que la méthode de Pierre Dorion et de son groupe n'est pas vilaine...

UN AGENDA BIEN REMPLI

Michel Boucher est recruteur pour le Lightning de Tampa Bay. Il assure que son quotidien n'a rien à voir avec celui de ses collègues affectés au dépistage à l'international, mais il doit quand même assister à plus de 150 parties chaque année au Québec et dans les Maritimes. De quoi remplir un agenda! Cette semaine, ce dépisteur qui vit à Trois-Rivières se tape six matchs en six jours, dont quatre en Abitibi. Les journées sont longues - souvent de 7h le matin à tard le soir. En plus des parties elles-mêmes, il faut compter des entrevues avec les joueurs convoités par le Lightning, des rencontres avec leurs entraîneurs et la rédaction de rapports d'évaluation détaillés. Tout ça, en suivant l'actualité du hockey professionnel et junior.

Photo Martin Chamberland, La Presse

Michel Boucher

COMMENT ÉVALUE-T-ON UN JOUEUR?

La grille varie selon les équipes. Voici un exemple pour le Lightning de Tampa Bay. Michel Boucher nous offre son évaluation de Sean Couturier à son année de repêchage. La notation est sur cinq. Certaines organisations utilisent les demi-points, d'autres non. La note de cinq est accordée à des joueurs d'élite tels Sidney Crosby, Alexander Ovechkin ou Wayne Gretzky.

SEAN COUTURIER, VOLTIGEURS DE DRUMMONDVILLE

Coup de patin 3,5/5

Sens du jeu 4,5/5

Sens offensif 4/5

Sens défensif 3,5/5

Caractère 4,5/5

Photo Associated Press

Sean Couturier

COMMENT FABRIQUE-T-ON LES LISTES D'ESPOIRS?

Une liste préliminaire est établie en début de saison. Elle se raffine au fil des mois et certains joueurs sont écartés. Certains, comme les Sénateurs d'Ottawa, misent sur une liste de 120 noms. D'autres, comme le Canadien, inscrivent plutôt 75 noms.

Les responsables du recrutement de chaque équipe suivent les recommandations de leurs recruteurs locaux et suivent les principaux espoirs lors de leurs grandes tournées nationales et internationales, où ils ont l'occasion de suivre de plus près les joueurs recommandés par leurs dépisteurs. La vidéo est aussi devenue un outil important.

À la fin de la saison, les responsables du recrutement de chaque club dressent une liste finale sans la participation des recruteurs régionaux.

« Nous ne participons pas à la liste finale parce qu'il nous faudrait connaître tous les joueurs, explique Michel Boucher, du Lightning de Tampa Bay. Je n'ai jamais eu l'occasion de voir jouer Nail Yakupov, par exemple. Le travail du dépisteur régional est de fournir le maximum d'information sur un joueur, mais la décision finale du classement relève des patrons, qui eux ont vu jouer tout le monde. «

Photo Bernard Brault, La Presse