Même si Hockey Canada n’a été visé qu’en avril 2022 par une poursuite en lien avec une sordide affaire d’agression sexuelle alléguée, l’organisme a été mis au courant très rapidement des faits allégués, qui remontent à la fin du printemps 2018.

La Presse a pu confirmer, auprès de trois sources ayant participé au processus d’enquête, que Hockey Canada n’avait pas attendu avant de confier à un cabinet d’avocats torontois le mandat de mener une enquête indépendante. Au moins une personne a été rencontrée moins d’un mois après l’agression alléguée, qui aurait eu lieu à London, en Ontario, dans la nuit du 18 au 19 juin 2018.

Or, même si la nature des évènements scabreux est connue à l’interne depuis près de quatre ans, Hockey Canada refuse de révéler si des mesures ont été prises à la suite de cette enquête, conclue à un moment non précisé.

Nous avons demandé si des joueurs impliqués dans cette affaire avaient de nouveau porté l’uniforme unifolié sur la scène internationale. Notre question est restée sans réponse. Un porte-parole nous a renvoyé vers un communiqué laconique.

Entente à l’amiable

Le petit monde du hockey canadien est sous le choc depuis quelques semaines. Le 20 avril dernier, une jeune femme a déposé une poursuite contre huit ex-joueurs de la Ligue canadienne de hockey (LCH), contre la ligue elle-même et contre Hockey Canada.

Aujourd’hui âgée de 24 ans, elle accuse les joueurs, dont certains venaient de remporter la médaille d’or au championnat mondial junior avec la formation canadienne, de l’avoir agressée dans une chambre d’hôtel au petit matin.

Le viol collectif aurait eu lieu quelques heures après un gala organisé par Hockey Canada en marge du tournoi de golf annuel de sa fondation. Des partenaires financiers de l’organisme ainsi que de nombreuses personnalités connues du sport canadien participent invariablement à ce prestigieux évènement.

Le journaliste Rick Westhead, de TSN, a été le premier à rapporter l’affaire. Citant la poursuite de 18 pages déposée devant la Cour supérieure de l’Ontario à London, ville où aurait eu lieu l’agression, Westhead a décrit les gestes dégradants auxquels la victime aurait été contrainte sans son consentement. Le document, que La Presse a obtenu depuis, n’identifie ni la jeune femme ni ses huit agresseurs. Ces derniers sont renommés « John Doe » et numérotés de 1 à 8.

L’affaire a rapidement été réglée à l’amiable. La victime réclamait 3,55 millions de dollars, dont 2 millions en dommages pécuniaires passés et futurs et 1 million en dommages punitifs.

Aucun détail du règlement n’a filtré jusqu’ici, et peu d’éléments d’information supplémentaires, voire aucun, n’ont été publiés à la suite du reportage de TSN.

La victime n’aurait pas porté plainte aux autorités, et la police de London ne confirme pas l’existence d’une enquête, en cours ou passée. La poursuite mentionne par ailleurs que la jeune femme a subi, à l’époque, de la pression des défendeurs afin qu’elle ne les dénonce pas.

Trois semaines

Hockey Canada, immédiatement après avoir été mis au fait des évènements, affirme avoir communiqué avec la police et commandé une enquête interne indépendante à la firme Henein Hutchison LLP.

Jusqu’à présent, on ignorait quand Hockey Canada avait été mis au courant. Or, La Presse a appris que l’enquête avait été déclenchée dès les jours suivant l’agression alléguée.

Les joueurs de l’équipe championne ont été rapidement convoqués. Au moins l’un d’eux a été rencontré en personne au cours de la semaine du 9 juillet, soit environ trois semaines après le gala de Hockey Canada, nous confirme une source qui a suivi le processus de près.

Pendant de nombreuses heures, ils ont, individuellement, été interrogés sur leur implication dans cette affaire. Certains ont pu fournir des alibis les lavant de tout soupçon.

Après le gala organisé par Hockey Canada, les suspects, avec d’autres coéquipiers, se sont rendus au Jack’s Yard, restaurant et bar situé au centre-ville de London. Tard dans la nuit, le joueur identifié comme « John Doe 1 » a quitté les lieux afin de se diriger vers sa chambre d’hôtel avec la victime. Celle-ci, lit-on dans la poursuite, était en état d’ébriété avancée.

Après que les deux eurent eu des rapports sexuels, le jeune homme « a invité tous les autres “John Doe” défendeurs dans la chambre », sans en avoir avisé la victime ni avoir sollicité son consentement, ajoute-t-on.

Rigoureux

Le groupe de joueurs interrogés dans le cadre de l’enquête était beaucoup plus large que celui des suspects. Tous ceux qui se sont prêtés au processus ont donc dû établir minutieusement, avec les enquêteurs, le fil de leur soirée et de leur nuit au cours d’interrogatoires décrits comme rigoureux par une personne qui a assisté à l’un d’entre eux.

Ceux qui prétendaient n’avoir aucun lien avec l’agression ont ainsi pu s’exprimer. Certains, par exemple, dormaient au moment des faits. D’autres n’étaient tout simplement pas à London pour le gala.

Nous n’avons pu confirmer si tous les membres de l’équipe avaient été convoqués ni combien d’entre eux avaient collaboré à l’enquête.

Puisque la poursuite identifie les huit suspects comme des joueurs de la LCH, le gardien Colton Point ainsi que les défenseurs Cale Makar et Dante Fabbro, qui jouaient alors au sein d’équipes universitaires américaines, semblent d’emblée exclus de la liste des agresseurs potentiels. Le journaliste indépendant Ken Campbell a également établi, après avoir communiqué avec les agents de Jonah Gadjovich, de Cal Foote et de Victor Mete, qu’ils n’étaient pas au nombre des « John Doe ». Aucun de ces témoignages n’a, bien entendu, subi l’épreuve des tribunaux. Précisons toutefois que Mete, membre de l’organisation du Canadien de Montréal à l’époque, se trouvait à Cancún, au Mexique, au moment des faits.

Les dirigeants de l’équipe ont également été joints au téléphone par les enquêteurs, dans les semaines ou les mois suivant les faits. Cela inclut les Québécois Dominique Ducharme et Joël Bouchard, respectivement entraîneur-chef et directeur général de la formation médaillée d’or. Les deux étaient présents à London le soir du 18 juin 2018.

Toutefois, le gala de Hockey Canada ayant eu lieu plus de cinq mois après le Mondial junior, ni Ducharme ni Bouchard n’était encore lié à l’équipe. Ils venaient d’ailleurs d’être embauchés par l’organisation du Canadien.

Selon nos informations, ils ont quitté le gala relativement tôt puisqu’ils devaient s’envoler dès le lendemain matin pour Dallas afin d’y rejoindre la direction du Tricolore en vue du repêchage de la LNH. Ils n’ont donc eu aucune connaissance, à ce moment, des actes qui ont été commis et n’ont été informés des détails qu’au cours des dernières semaines. Très peu d’informations leur ont en effet été divulguées par la firme chargée de l’enquête. Au cours d’entretiens nettement plus succincts que ceux tenus avec les joueurs, le nom des suspects, notamment, ne leur a pas été communiqué.

Autre enquête

Hockey Canada a refusé de répondre aux demandes de précisions de La Presse.

Dans un courriel, un porte-parole nous a simplement renvoyé à la déclaration écrite en ligne depuis le 26 mai. On y souligne notamment qu’aucun commentaire ne sera formulé et l’on prend soin de rappeler que la victime « a choisi de ne pas parler avec la police ou les enquêteurs indépendants de Hockey Canada ».

Après que l’affaire eut été étalée au grand jour, il y a un peu plus de deux semaines, La LNH a déclenché une enquête.

La grande majorité des membres de l’équipe canadienne championne de 2018 sont aujourd’hui des joueurs professionnels établis. Certains sont déjà des vedettes du circuit.

Le gouvernement canadien, à l’initiative de la ministre des Sports, Pascale Saint-Onge, a de son côté lancé un audit financier afin de déterminer si de l’argent public a servi à financer l’entente conclue avec la victime.

Des dirigeants de Hockey Canada pourraient témoigner à Ottawa au cours des prochains jours. Dans son rapport annuel 2020-2021, l’organisme indique que l’aide gouvernementale représente 6 % de son financement, tandis que 2 % proviennent des cotisations de ses membres, à savoir les fédérations des provinces et des territoires du pays.

Photo Olivier Jean, archives LA PRESSE

Dans la poursuite contre Hockey Canada, on reproche notamment à l’organisme d’« avoir ignoré une culture et un environnement qui glorifient l’exploitation sexuelle des jeunes femmes. »

Ce qui était reproché à Hockey Canada

C’est certainement l’une des questions les plus intrigantes de cette entente hors cour intervenue entre Hockey Canada et une plaignante qui accusait huit joueurs d’agression sexuelle : pourquoi la fédération nationale est-elle devenue le porteur de ballon pour une poursuite qui, à la base, émanait de gestes reprochés à des joueurs ?

Or, il appert qu’en plus des huit joueurs en question (identifiés comme John Doe et numérotés de 1 à 8) dans la poursuite, deux instances étaient visées : Hockey Canada et la Ligue canadienne de hockey (LCH), soit le regroupement des trois circuits de hockey junior au Canada. Ces trois ligues sont la Ligue junior de l’Ontario (OHL), la Ligue junior de l’Ouest (WHL) et la Ligue de hockey junior majeur du Québec.

Dans la poursuite, que La Presse a obtenue, Hockey Canada et la LCH sont regroupées sous l’expression « The Hockey League ». Quatre points dans la poursuite visent ces deux instances, dont un qui contient 17 allégations.

Parmi les allégations, on reproche aux deux organisations :

  • d’« avoir ignoré ou laissé aller les agressions systémiques et institutionnalisées au sein de l’organisation » ;
  • d’« avoir eu connaissance depuis plusieurs années que des joueurs étaient agressés sexuellement ou étaient encouragés à commettre des agressions sexuelles » ;
  • d’« avoir ignoré une culture et un environnement qui glorifient l’exploitation sexuelle des jeunes femmes » ;
  • d’« avoir omis d’apprendre aux membres quels sont les standards de conduite sur la patinoire et à l’extérieur, spécifiquement dans leurs interactions avec les femmes » ;
  • de « ne pas avoir expulsé les John Doe de leurs équipes, et de ne pas leur avoir imposé de sanctions » ;
  • de « ne pas avoir enquêté sur les John Doe une fois qu’elles ont été mises au courant de leurs actions ».

La poursuite allègue que les deux instances ont fait preuve de « négligence ».

Il n’est pas inhabituel que de telles poursuites englobent autant d’éléments. Le fardeau de la preuve est nettement plus bas dans une poursuite au civil comme celle-ci que dans un procès criminel. Il n’est pas question de prouver la culpabilité « hors de tout doute raisonnable », mais plutôt de convaincre en vertu de la balance des probabilités, soit de démontrer que sa version est plus probable que l’autre version.

Au-delà des accusations énumérées ci-dessus, Hockey Canada et la LCH peuvent aussi avoir un certain degré de responsabilité dans la conduite des joueurs sous leur égide, nous explique-t-on. C’est le principe de la relation commettant-préposé. C’est ce qui explique que, pour prendre un exemple purement fictif, une entreprise puisse être poursuivie pour un dommage causé par son livreur dans l’exercice de ses fonctions.

Silence radio

C’est le silence radio des deux côtés de cette affaire. Hockey Canada a fini par répondre aux courriels de La Presse en fin de journée vendredi, en nous référant simplement à la déclaration envoyée aux médias le 26 mai dernier, dans laquelle elle se disait « troublée » par ces allégations.

Dans cette même déclaration, Hockey Canada affirme avoir joint les autorités policières, ce qui contredit le paragraphe 26, alinéa n) de la poursuite, où on lit que les instances accusées ont « omis de signaler à la police les plaintes reçues pour agression sexuelle ». Hockey Canada y affirme aussi avoir enquêté immédiatement sur les évènements, affirmation corroborée par le confrère Simon-Olivier Lorange.

MRob Talach, l’avocat de la présumée victime, a également refusé de répondre à nos questions. « Pas de commentaires », a-t-il répondu dans un courriel à La Presse. À Rick Westhead, de TSN, MTalach avait déclaré que sa cliente était « satisfaite » et « soulagée » que l’affaire soit conclue.