Le jeu est en apparence banal. Une course pour la rondelle en zone neutre. Des bâtons qui s’entrechoquent. Une séquence comme on en voit une trentaine dans un match. Sauf que celle-là a coûté à Elliott Lareau la moitié de sa vision. En une fraction de seconde, sa vie a changé à tout jamais.

Dans les bureaux de La Presse, Elliott Lareau nous montre la reprise sur son cellulaire, quatre mois presque jour pour jour après l’évènement. Le jeu est normal. En zone neutre, l’attaquant s’approche de la bande pour récupérer une rondelle libre. Derrière lui, un adversaire tente de soulever son bâton, mais fend l’air. Sa palette termine son chemin sous la visière du Québécois. Dans son œil droit.

Sur le coup, Elliott s’effondre sur la patinoire. Pendant ce temps, le jeu continue et se termine par un but de son équipe, les Bruins d’Austin, au Minnesota ; Lareau obtient d’ailleurs une mention d’aide. En reprenant connaissance, le jeune homme porte ses gants à son visage. Il y a du sang. Beaucoup de sang. « Mon œil, mon œil ! », crie-t-il à la thérapeute.

« À ce moment-là, j’étais réveillé, mais après j’ai perdu connaissance, se souvient-il. Orgueilleux comme je suis, j’ai dit : je vais me lever. J’ai essayé et je suis retombé par terre. »

À ce jour, les souvenirs d’Elliott sont encore flous. Il se souvient d’avoir « gueulé » contre les ambulanciers parce qu’ils voulaient couper son chandail.

« J’ai été vraiment méchant, apparemment. J’ai essayé de m’excuser, mais je ne les ai jamais revus. J’ai vomi partout dans l’ambulance à cause du traumatisme crânien. »

À l’hôpital, les médecins ont convenu de le transférer dans un autre établissement de santé du Minnesota « où ils sont spécialisés en ophtalmologie ». Là-bas, les spécialistes ont multiplié les tests et les radiographies, se sont assurés qu’il n’y avait pas de sang dans son cerveau.

Mon œil était tellement enflé qu’on ne savait pas si je pouvais voir ou pas. [...] J’ai dit [aux dirigeants de mon équipe] : “J’ai eu six ou sept points de suture, une commotion, je vais revenir dans trois mois.”

Elliott Lareau

« Quand mon œil a désenflé, qu’on a rencontré l’ophtalmologiste et qu’il a dit qu’il n’y avait pas de technologie qui existe pour arranger mon œil, que ça allait être de même pour le reste de ma vie, ça a fait : oh », souffle-t-il.

Acceptation

Lors de notre entretien, Elliott porte un cache-œil noir. « Si tu regardes ta vision comme un cercle, tout le milieu du cercle est noir. Ça ne reviendra jamais, explique-t-il. L’extérieur, c’est très flou. C’est juste de la lumière. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Le rêve ultime d’Elliott Lareau n’a jamais été de jouer au hockey professionnel. Il a toujours visé la NCAA division 1, aux États-Unis.

Les deux mois qui ont suivi l’accident ont été très difficiles, surtout en raison du traumatisme crânien, qui l’empêchait notamment d’entretenir une conversation de plus de 15 minutes. Encore à ce jour, il éprouve différents problèmes de mémoire, de parole et d’attention ; il entamera prochainement une réadaptation au sein d’un programme spécialisé pour ce genre de blessures, à Rochester, au Minnesota.

« Le trauma crânien a un plus gros impact sur mon quotidien que mon œil. [...] Je ne suis pas capable de faire deux choses en même temps. Si je m’assois dans un cours, qu’il y a un prof qui parle et que je dois prendre des notes, j’en suis incapable.

« C’est très frustrant de ne pas se souvenir de ce que tu viens de faire, ou de te demander : qu’est-ce que j’ai fait ce matin ? »

Le rêve ultime d’Elliott n’a jamais été de jouer au hockey professionnel. Il a toujours visé la NCAA division 1, aux États-Unis. « Jouer professionnel n’est pas ce qui m’a drivé toute ma vie comme mon père [l’ancien joueur de tennis Sébastien Lareau], dit-il. C’était plus l’éducation. »

Au cours des derniers mois, cet objectif devenait enfin accessible. Alors qu’il disputait cette année sa deuxième campagne dans la North American Hockey League, il a eu des discussions avec différentes universités de division 1 en vue de la prochaine saison. L’Université Princeton. L’Université du Massachusetts. L’Université d’État du Minnesota. Plusieurs options se présentaient à lui.

Elliott a dû se rendre à l’évidence au cours des derniers mois : il n’y aurait pas de NCAA. Pendant les Fêtes, il a accepté qu’il ne jouerait plus au hockey compétitif. Il en a d’ailleurs fait l’annonce sur ses réseaux sociaux. Puis, plutôt que de se demander « pourquoi moi ? », le jeune homme s’est posé la question « OK, je fais quoi ? ».

« Je suis très réactif dans la vie. Je voulais décider de mon prochain move. J’ai décidé que j’allais commencer à lire un livre par semaine par moi-même. »

Une approche différente

En lisant le livre 12 Rules for Life : An Antidote to Chaos, Elliott a réfléchi à sa façon d’approcher la vie.

Quand tu fais quelque chose toute ta vie depuis que tu as 3 ans, et que ça shifte comme ça, ça te fait remettre en question sur ce qui te rend heureux dans ta vie. Tu te rends compte : ce n’est pas l’argent, ce n’est pas ce que les autres pensent de moi. Ton bonheur, c’est quoi ?

Elliott Lareau

« Moi, mon bonheur, c’est d’aider les gens et de parler avec eux, répond-il. J’aime ça, faire ça. Ça m’a pris du temps à m’en rendre compte. »

Le sympathique et volubile jeune homme de 21 ans évalue donc la possibilité d’étudier en psychologie à l’Université Concordia l’année prochaine. Autrement, il compte bien continuer à bouger en jouant au hockey pour le plaisir ou en pratiquant d’autres sports. Il a d’ailleurs décidé de passer le reste de l’année au Minnesota, avec ses coéquipiers. Ses entraîneurs ont même ajouté son nom à la liste du personnel : il fait office d’adjoint au gérant à l’équipement.

« Je m’habille tout beau, je crie après les gars, lance-t-il en riant. Je ne fais rien, mais j’aide notre gérant à l’équipement s’il a besoin de moi. L’organisation essaie de me trouver des manières de me rendre utile. »

Plutôt que de s’apitoyer sur son sort, il préfère relativiser. « Je suis là aujourd’hui, je donne une entrevue. À part le fait que j’ai juste un œil, je suis capable de fonctionner, dit-il. Il y a comme une bump dans ma vie, mais je vais être capable de continuer. C’est dramatique, mais ce n’est pas...

– La fin du monde ?

– Exact. »

Elliott n’a pas été maître de sa décision de mettre un terme à sa carrière de hockeyeur ; elle lui a été, en quelque sorte, imposée. Mais il l’a acceptée.

« On parlait de ça avec les gars : dans 10 ans, on va tous jouer dans la même ligue de garage. Que tu aies joué dans le D1 ou dans le show, ça ne changera rien. Il n’y aura personne dans les gradins et on va juste avoir du fun à jouer au hockey », conclut-il en souriant.

Un appel manqué de Marc-André Fleury

Trois jours après son accident, Elliott Lareau a manqué un appel du gardien du Wild du Minnesota, le Québécois Marc-André Fleury. « J’étais encore trop magané par ma blessure », raconte-t-il. Il avait également reçu des billets pour le match entre le Canadien et le Wild, au Minnesota, mais n’a pas pu y assister. L’entraîneur-chef de Lareau avec les Bruins d’Austin, Steve Howard, doit organiser prochainement un appel entre Elliott et David-Alexandre Beauregard, qui a connu une longue carrière professionnelle après avoir perdu un œil en jouant au hockey.