Il y a quelques jours, lorsque l’équipe de la Ville Reine a remporté le premier duel Toronto-Montréal de la jeune histoire de la Ligue professionnelle de hockey féminin (LPHF), toute l’attention s’est concentrée sur Marie-Philip Poulin, qui s’est élancée cinq fois en tirs de barrage, et sur la gardienne Ann-Renée Desbiens, qui a été mitraillée de 40 tirs.

Ce qui n’a pas fait les manchettes, en tout cas pas dans la métropole, c’est que c’est une Montréalaise pure laine qui a donné la victoire à Toronto.

Au sixième tour des tirs de barrage, l’entraîneur-chef Troy Ryan a envoyé Lauriane Rougeau sur la patinoire. Un choix audacieux en apparence : après huit matchs cette saison, la défenseure québécoise est toujours à la recherche de son premier point dans la LPHF. Il n’empêche que, sans dire que c’était dans la poche, faire confiance à une joueuse qui s’entraîne depuis des années avec Desbiens n’était peut-être pas la pire des idées.

Rougeau a donné raison à son coach. Après un long détour à droite, elle a bifurqué vers le filet et attendu patiemment que la gardienne se compromette. Son tir dans la partie supérieure a été sans merci.

« C’était assez exceptionnel ! s’exclame Rougeau en entrevue téléphonique avec La Presse. Je ne pensais jamais être envoyée en fusillade. Mais j’étais bien contente de marquer ! J’avais une idée de mon move, j’ai gardé ça simple. Ç’a fonctionné. »

Ce but et cette victoire étaient symboliquement chargés pour Rougeau. Parce que Toronto-Montréal, évidemment. Parce que, dans les gradins, ses parents ont pu la voir évoluer dans sa ville natale, pour la première fois, dans une authentique ligue professionnelle. « Je joue pour eux aussi », s’émeut la vétérane.

Aussi parce que c’était la première fois qu’elle affrontait son amie Marie-Philip Poulin ailleurs que dans la NCAA. Les deux se sont suivies depuis l’adolescence, du cégep Dawson aux Stars puis aux Canadiennes de Montréal, en passant par l’équipe nationale et la tournée de la défunte Association des joueuses professionnelles (PWHPA). « Oui, c’était bizarre », avoue Rougeau.

Mais, surtout, parce que ce triomphe représentait une douce vengeance pour celle qui aurait eu plusieurs fois l’occasion de se décourager et d’accrocher ses patins au cours des dernières années.

Résilience

Le mot vengeance est peut-être exagéré. La voix au bout du fil n’est en effet teintée d’aucune animosité. L’histoire de résilience, toutefois, est bien réelle.

En 2019, Rougeau venait de conclure sa quatrième saison avec les Canadiennes lorsque la Ligue canadienne a subitement cessé ses activités pour des raisons financières. Puisqu’elle faisait partie de l’équipe nationale, la Québécoise pouvait au moins demeurer active sur la scène internationale en plus de participer aux matchs hors concours de la PWHPA.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Lauriane Rougeau (à gauche) avec les Canadiennes de Montréal en 2019

Puis est arrivée la pandémie de COVID-19. Un coup dur pour le sport partout sur la planète, notamment et surtout pour le hockey féminin. Le Championnat du monde de 2020 a été annulé. La présentation de 2021 a failli passer à la trappe aussi, mais a finalement été rescapée.

Or, en raison de ce report, le camp de sélection de l’équipe canadienne a été interrompu. Lorsque le tournoi a ressuscité, la formation a été publiée : Rougeau n’en faisait plus partie. Après cinq participations au Mondial et deux tournois olympiques, sa carrière dans l’uniforme unifolié prenait fin.

Qu’à cela ne tienne, elle n’a pas abandonné son rêve de jouer au hockey professionnel. Elle a poursuivi les tournées de la PWHPA. Elle s’est entraînée sans relâche au Centre 21.02, à Montréal, avec certaines des meilleures joueuses du pays.

Au repêchage de la LPHF, son nom n’a été prononcé dans aucun des 15 tours. « Je n’avais pas d’attentes non plus, nuance-t-elle. Je pense que mon âge a été un facteur. Il y a des équipes qui préfèrent la jeunesse pour se construire. »

Ce n’est pas qu’une simple hypothèse. Des 268 joueuses disponibles au repêchage, 16 étaient nées en 1990, comme Rougeau, ou avant. Trois d’entre elles ont été choisies, et d’autres ont reçu des invitations à des camps de sélection. En définitive, seulement huit athlètes nées de 1987 à 1990 sont au nombre des quelque 200 femmes qui forment la LPHF.

La Québécoise n’a jamais abandonné l’idée de décrocher un poste. Tout naturellement, elle a communiqué avec l’équipe de Montréal. Elle a eu une « très bonne conversation » avec sa directrice générale Danièle Sauvageau, qui lui a toutefois signifié qu’il lui serait probablement « très difficile » de décrocher un contrat dans la métropole.

Puis est venu un appel intrigant de Gina Kingsbury, DG à Toronto. « Elle m’a convaincue de venir m’essayer. »

Sans garantie

À Toronto, pas de tapis rouge. Jusqu’à preuve du contraire, il s’agissait d’une invitation, sans plus. Rougeau, néanmoins, l’a acceptée.

« Il fallait que je gagne ma place, raconte-t-elle. Il n’y avait rien de garanti. J’ai fait les essais et j’ai eu mon poste. Je suis vraiment contente de mon expérience jusqu’ici. »

Le terme « expérience » n’est pas lancé au hasard. « J’ai tout le temps joué à Montréal », rappelle-t-elle. À 33 ans, c’est un changement de vie draconien qui l’attendait. La voilà établie dans Liberty Village, sorte de Griffintown situé à l’ouest du centre-ville, où elle loue un condo avec la gardienne Kristen Campbell.

PHOTO JOHN E. SOKOLOWSKI, ARCHIVES USA TODAY SPORTS

Lauriane Rougeau (à droite)

Elle se dit soufflée par l’engouement dans la Ville Reine envers l’équipe. Il ne reste plus une place disponible pour les matchs locaux cette saison. Des partisans attendent déjà leur tour pour l’an prochain. Et la LPHF vient d’annoncer que le duel contre Montréal du 16 février, baptisé « la bataille de Bay Street », sera présenté au Scotiabank Arena, domicile des Maple Leafs. On attend jusqu’à 19 000 spectateurs. « On avait une idée que ça marcherait, mais quand tous les billets de saison se sont vendus en une journée, on s’est dit : il se passe quelque chose. Les gens sont vraiment emballés. »

Malgré la frénésie du moment, Rougeau ne sait pas ce qui l’attend après la présente saison. Elle n’est sous contrat que pour un an et compte aborder la suite « une année à la fois ». Cette précarité ne l’inquiète pas, assure-t-elle.

J’ai pris un risque, mais je ne le regrette pas.

Lauriane Rougeau

« C’est sûr que ça met de la pression de bien performer, parce que tu ne sais pas ce qui va arriver l’an prochain, note-t-elle. C’est rendu une business… mais c’est ce qu’on voulait. »

Après « des années très difficiles », elle ne peut être plus heureuse d’avoir vu « la lumière au bout du tunnel ». Cette ligue professionnelle, où les athlètes sont traitées « comme des pros », elle en rêvait depuis une éternité.

« C’est la raison pour laquelle on s’est battues, souligne-t-elle. Ç’a toujours été ce qui m’a motivée à continuer : avoir la chance de gagner ma vie à jouer au hockey. »

Et il y a aussi cette volonté, un peu par orgueil, confesse-t-elle, de prouver qu’elle est « capable de jouer dans la ligue malgré [son âge] ».

« Je peux encore le faire », insiste-t-elle. Comme si son but gagnant en tirs de barrage, il y a deux semaines à Montréal, ne l’avait pas déjà rappelé à tout le monde.