En haut de la montagne, les autres concurrents ont déjà amorcé leur descente finale. Brassard tente de garder ses articulations réchauffées, question d’être prêt au moment où son nom allait être prononcé.

« Il y avait un brouillard pendant que les autres descendaient. Je me suis dit que c’était sûr qu’il allait faire beau quand j’allais descendre. Je n’en avais pas fait de cas. Et quand on était les trois en petit train avant de partir, je voyais les nuages se dissiper un peu. »

Le trio dont il fait mention était complété par ses deux grands rivaux : Sergei Shupletsov et Edgar Grospiron.

Shupletsov s’élance, et juste au son de la foule, je pouvais dire que c’était presque parfait. Je pouvais dire exactement où il était dans ses sauts et dans sa routine. Et il a fini avec un record du monde. C’était le plus haut pointage jamais accordé. Je me disais que si lui avait fait ça, Grospiron ne laisserait jamais rien aller. J’étais saisi par le pointage.

Jean-Luc Brassard

Grospiron, en tant que champion olympique en titre, s’élance à son tour : « Il claquait ses skis, la foule a bondi. C’était surréaliste. Encore là, j’entends que c’est extraordinaire de A à Z. Quand il est arrivé en bas, je me suis bouché les oreilles, parce que je ne voulais même pas entendre le pointage. Tu vois les gens sur le côté qui regardent Grospiron et ça fait comme un effet domino, les têtes se tournent et ça fait un élan de vent qui te rentre dedans jusqu’en haut. »

Et le tour du Québécois de 21 ans arrive. Seul, debout, en haut d’une montagne bordée par 14 000 personnes.

Comme s’il revivait le moment 30 ans plus tard, Brassard se lève dans la pièce exiguë et mime chacun de ses gestes. Il restera debout et actif pour le reste de l’entrevue.

Avant de s’élancer, comme il l’avait prédit, le soleil fut : « Dans le portillon, on a vu la ligne de soleil descendre. Je bénéficiais de la lumière parfaite, mais quand j’ai vu la ligne de ce soleil, je me suis juste dit : tant mieux pour moi.

« J’entre dans le portillon de départ et il y a un bénévole juste à côté de moi. Sa job, c’est que le dossard corresponde à la position de départ. Et dans un moment de tension hallucinant, ça fait deux heures qu’il travaille, il n’y a plus personne qui part, je suis le dernier. C’est moi qui règle le sort de tout le monde. Tout le monde me regarde, les spectateurs et les concurrents. Il n’y a pas un chat qui parle. Lui et moi, on se regarde dans les yeux, dans un moment flottant. Je le regarde et je dis : “Veux-tu prendre ma place ?” Le gars me regarde et me dit sèchement : “Non.” »

Le responsable amorce le décompte : 3. 2. 1… « C’est fou parce qu’il manque une seconde dans ma vie et c’est quand il a dit : “Go.” Pendant une seconde, j’étais incapable de bouger et le moment d’après, j’étais en piste.

« Ça part vite. Et à la troisième bosse, j’ai entendu de la musique et je me suis dit : heille, elle est bonne, cette toune-là ! C’est une chanson qui s’appelle The Race. »

Une fois s’être passé le commentaire, Brassard doit assumer l’atterrissage de son premier saut. Et c’est comme si nous y étions : « Il a fallu que je dévie de ma ligne de pente pour faire mon saut. Et là je fais le saut. Tu es tellement nerveux, tu sens tes ongles pousser. J’atterris, paf ! Direct au bon spot. Tellement que ça a presque arrêté. Je me suis dit : fais aller tes genoux ! Et en plein milieu, je me suis dit : ça va bien en crisse. »

En franchissant cette étape, les choses se déroulent trop bien. Le bosseur atteint une zone qu’il ne revisitera jamais. Il en fait le deuil sur le moment.

J’ai atteint ce nirvana que tous les athlètes recherchent. D’atteindre un niveau de confort où tout va lentement, bien que ça aille très vite. Quand tu as connu ça dans ta vie, tu cherches à le reproduire.

Jean-Luc Brassard

Mais il doit quand même assumer le dernier saut : « Je le voyais arriver, mais je n’étais pas sûr de la vitesse. Je sais que ça allait vite et finalement, au dernier moment, quand je suis monté sur le saut du bas, je l’ai benté au lieu de l’absorber pour avoir une trajectoire moins forte. Ça a fait en sorte que j’ai atterri dans un petit vallon qui m’a glissé poétiquement. »

Brassard traverse la ligne d’arrivée presque en volant. Il termine les deux bras dans les airs, sans savoir s’il a gagné, mais sachant très bien qu’il venait de réaliser l’impensable, pour lui.

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Le médaillé d’or de l’épreuve des bosses Jean-Luc Brassard (au centre) sur le podium aux Jeux olympiques de Lillehammer, flanqué du Russe Sergei Shupletsov (argent) et du Français Edgar Grospiron (bronze)

« Il y a 15 minutes, je m’en allais abandonner, rentrer chez nous et vivre dans le bois. Et là je viens de faire la descente de ma vie, au moment de ma vie. Alors je me disais que même si j’arrivais septième, peut-être que je serais déçu, mais jamais dans ma vie je n’aurais pu faire mieux que cette descente-là. Les trois, on venait de traverser l’épreuve du feu. »