Meurtres, viols, agressions: l'Afrique du Sud est l'un des pays les plus violents du monde. Pour se protéger, les nantis engagent des gardiens armés jusqu'aux dents qui veillent jour et nuit sur leurs résidences transformées en forteresses. Pourtant, la grande majorité des victimes de la criminalité s'entassent dans les townships et les bidonvilles. Visite guidée de Johannesburg, la capitale du crime.

Cameron Kiloh range sa camionnette devant la grille d'une somptueuse résidence, au nord de Johannesburg. «C'est ici qu'elle a été tuée», dit-il en désignant une tache sombre au sol. «Regardez, il y a encore du sang. Quand je suis arrivé, elle était couchée là. Elle ne respirait plus. J'ai trouvé le couteau dans l'herbe.»

Deux jours plus tôt, la victime, une domestique noire, rentrait dans ses quartiers lorsqu'un homme s'est jeté sur elle pour la poignarder à plusieurs reprises. «Tout ça pour un cellulaire et de la petite monnaie», soupire M. Kiloh.

Un meurtre brutal, absurde. Un meurtre comme il s'en commet des dizaines, chaque jour, en Afrique du Sud.

Ambulancier pour la firme privée RSS Security Services, Cameron Kiloh est arrivé sur les lieux en quelques minutes, alerté par l'un des riches clients de l'entreprise. La police, elle, a mis une demi-heure à se rendre sur place. «Voilà pourquoi nous avons besoin de firmes de sécurité privées dans ce pays!»

RSS Security Services n'offre pas qu'un service médical d'urgence. L'entreprise promet surtout une «réponse armée», en moins de trois minutes, à tout malfaiteur qui oserait percer la forteresse érigée par la firme autour des propriétés de ses clients. Barbelés, caméras, clôtures électrifiées, détecteurs de mouvements, boutons de panique : rien n'est négligé pour leur permettre de dormir en paix.

Des inégalités frappantes

En Afrique du Sud, l'un des pays les plus violents du monde, le marché de la sécurité privée a explosé depuis la fin de l'apartheid. Il vaut désormais 2 milliards de dollars. Les 300 000 gardiens armés du pays sont deux fois plus nombreux que les policiers, qui manquent cruellement de moyens pour combattre le crime. À tel point que la sécurité de certains postes de police est assurée... par des gardiens privés !

Les véhicules de RSS Security Services sont bien visibles sur les routes du nord de Johannesburg, où s'étendent de vastes domaines avec écuries, piscines et courts de tennis. «C'est magnifique le jour, mais la nuit, ça devient une zone de guerre», prévient Cameron Kiloh.

Au volant de sa camionnette, il fait le décompte des horreurs survenues au cours des derniers mois. «Dans cette maison, une femme a été traînée à genoux et tuée d'une balle en plein front. Dans celle-ci, toute la famille a été attachée et battue à coups de barre de fer. Au coin de cette rue, nous avons trouvé un corps sans vie. Au bout de celle-là, une femme a été violée à la pointe d'un tournevis...» La sinistre visite guidée n'en finit plus.

Tout d'un coup, les luxueuses résidences font place à des centaines de misérables baraques, construites à la va-vite avec des planches, de la tôle ou de simples couvertures. Ici s'entassent des milliers de Noirs dans la pauvreté la plus abjecte. Ces laissés-pour-compte, bien sûr, n'ont pas droit aux services des gardiens privés.

Ce sont eux, pourtant, qui en auraient le plus besoin. «Il y a plus de 18 000 meurtres chaque année au pays. C'est énorme, mais il faut savoir que dans 70 % à 80 % des cas, la victime connaissait son agresseur. Ces meurtres surviennent dans un contexte social très précis», dans les townships et les bidonvilles, explique Johan Burger, analyste à l'Institut d'études de la sécurité de Johannesburg.

Bien que le nombre de meurtres ait chuté depuis 15 ans, passant de 70 à 37 par 100 000 habitants, l'insécurité n'a jamais été aussi forte ; 62 % des Sud-Africains craignent de s'aventurer seuls dans leur quartier, la nuit tombée.

L'héritage de l'apartheid ?

C'est peut-être la brutalité des crimes qui fait si peur. Des automobilistes sont aspergés d'acide, des gens sont brûlés dans leur maison, des femmes sont violées sous les yeux de leur mari.

Pourquoi cette violence ? Le pays n'en finit plus de débattre à ce sujet. Certains y voient l'héritage des brutales années de l'apartheid. Johan Burger est plus prudent. «Il n'y a pas qu'un seul facteur. C'est une combinaison : taux élevé de chômage et de pauvreté ; familles éclatées ; manque d'instruction et de services de base... Ajoutez à cela l'abus d'alcool et de drogue, et vous avez les conditions qui mènent à la violence.»

Sean Mooney, directeur de RSS Security Services, blâme quant à lui l'accès de plus en plus facile aux armes à feu. «Quand j'ai commencé dans le métier, au début des années 90, on répondait avec des balles de caoutchouc. Aujourd'hui, ce n'est plus possible : on risque d'être reçus avec des AK-47 !»

Ancien militaire, Sean Mooney a été embauché comme gardien à l'époque où les propriétaires blancs refusaient d'être protégés par des Noirs. Les choses ont changé. Désormais, presque tous les gardiens armés sont noirs. «On n'a pas le choix, explique le directeur. Ce sont les seuls qui sont prêts à faire ce travail.»

Moses Khymalo est l'un d'eux. Chaque matin, à l'aube, il abandonne sa femme et ses deux enfants dans le township de Tembisa pour patrouiller les banlieues blanches de Johannesburg. L'arme au poing et, souvent, la peur au ventre. «Il y a deux ans, mon collègue a été tué dans un cambriolage qui a mal tourné, raconte-t-il. Je pense souvent à lui avant de commencer le travail.»

Chaque jour, Moses Khymalo risque sa vie pour protéger les riches clients de son employeur. Pour 12 heures de travail, on le paie moins de 30 $. Autour de sa propre maison, pas de clôture électrique, encore moins de gardiens armés pour veiller sur sa famille. «Je n'ai pas les moyens de me payer ça !»