Laura Gauché n’avait cure des explications techniques de son entraîneur au walkie-talkie.

Au sommet de la montagne, la Française s’inquiétait surtout des échos qu’elle recevait du début de la descente de la Coupe du monde de Cortina d’Ampezzo : « Moi, ça ne me met pas du tout en confiance de voir toutes les filles sortir, hein ! »

Sur les 10 partantes qui avaient bondi du portillon jusque-là, vendredi matin, quatre étaient tombées de façon violente. Parmi elles, Mikaela Shiffrin, projetée à une centaine de kilomètres à l’heure dans les filets rigides au bout du troisième virage, où l’Américaine avait tenté de corriger sa trajectoire à l’atterrissage d’un saut.

Visage contre la neige, la skieuse la plus titrée de l’histoire est restée immobile pendant au moins une longue minute, plongeant dans la stupeur la station reine des Dolomites. L’interruption de la diffusion des images n’a fait qu’ajouter à l’inquiétude.

Entourée d’une dizaine de secouristes, d’officiels et d’entraîneurs, Shiffrin s’est relevée péniblement avant de se traîner hors du parcours en boitant, appuyée sur ses bâtons en guise de béquilles. Elle a été héliportée à mi-montagne comme le veut le protocole sur la piste Olimpia delle Tofane, avant d’être conduite en ambulance à l’hôpital. Touchée au genou gauche, l’auteure de 95 victoires en Coupe du monde n’a pas subi de dommages graves, a indiqué l’entraîneur-chef de l’équipe américaine, se faisant rassurant quelques heures plus tard.

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Mikaela Shiffrin à l’entraînement de la descente sur la piste de Cortina d’Ampezzo, mercredi

À peine délesté de la célèbre skieuse, l’hélicoptère rouge a dû remonter pour cueillir Corinne Suter. La Suissesse s’est défait le genou gauche au même endroit où Shiffrin a commis sa faute. La saison de la championne olympique en titre est terminée, elle doit être opérée samedi matin.

Juste avant, Federica Brignone, la tigresse italienne qui avait embrasé Mont-Tremblant au début de décembre, s’était, elle aussi, étampée dans un filet de sécurité, heureusement sans conséquences importantes, sinon pour les oreilles sensibles quand elle a craché un « puttana ! » bien senti.

Après le passage prudent de Gauché, dossard 16, deux autres athlètes de renom ont embrassé les bâches : la Suissesse Michelle Gisin, double championne olympique en titre du combiné, et la jeune Allemande Emma Aicher, qui avait subi le même sort il y a deux semaines en Autriche. Les deux skieuses ont déclaré forfait pour la deuxième descente prévue ce samedi.

Un terrible accident

Apparemment imperméable à ces bruits de pales d’hélicoptère et à ces accidents qui ont retardé son propre départ d’un bon trois quarts d’heure, Valérie Grenier souriait en roulant doucement les épaules avant d’enfiler son dossard floqué 31.

Pourtant, la skieuse de Mont-Tremblant s’apprêtait à s’élancer pour sa première descente officielle de Coupe du monde depuis deux essais à la même montagne, cinq ans plus tôt. Moins d’un mois plus tard, elle avait subi une grave chute dans une descente d’entraînement aux Championnats du monde d’Äre, en février 2019, se fracturant des os à quatre endroits à la jambe droite, dont le tibia et le péroné. Après deux opérations, elle avait dû faire une croix sur toute la saison suivante.

À son retour en 2020 et 2021, l’ex-championne mondiale junior de descente, réputée pour ne pas avoir froid aux yeux, n’était plus capable de s’engager totalement dans les épreuves de vitesse (super-G et descente), paralysée par ce qu’elle appelait un « blocage mental ». La Franco-Ontarienne s’est résignée à les mettre de côté, se concentrant sur sa reconstruction physique avec l’ex-préparateur d’Erik Guay et le slalom géant, la discipline fondamentale du ski alpin.

Après quelques saisons à tourner autour, Valérie Grenier a enfin décroché le premier podium tant recherché, se hissant tout en haut avec une victoire au géant de Kranjska Gora, en Slovénie, le 7 janvier 2023. Elle a conclu l’hiver avec la troisième place aux finales en Andorre, s’installant à la septième position au classement de la spécialité, un sommet personnel. En parallèle, elle a graduellement repris la vitesse, disputant les super-G et des descentes d’entraînement.

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Valérie Grenier

À 27 ans, la native de Saint-Isidore, dans l’Est ontarien, a vécu un véritable déblocage cette saison, alignant les bons résultats en géant avant de renouer avec la victoire à Kranjska Gora, le 6 janvier.

Désormais cinquième dans la course au globe de cristal en géant, elle avait ciblé Cortina pour son grand retour en descente, l’une des stations qu’elle connaît le mieux sur le circuit. Ses attentes ? Pratiquement aucune. Plus prosaïquement, son coach lui a fait réaliser qu’elle devait inscrire au moins un classement potable dans cette discipline pour conserver le privilège de prendre le départ, même aux descentes d’entraînement, à partir de la prochaine campagne. Cette exigence est une façon pour la FIS d’assurer la sécurité dans cet exercice à haut risque.

« No way ! »

Au moment pour Grenier de s’installer dans le portillon, l’Autrichienne Stephanie Venier et la Suissesse Lara Gut-Behrami (+ 0,39), respectivement première et deuxième, prenaient la pose devant la caméra en compagnie de l’Italienne Sofia Goggia et de l’Autrichienne Christina Ager, ex æquo en troisième place (+ 0,71), comme le veut la coutume à ce stade de la course en Coupe du monde.

Or, la seule Canadienne au départ n’avait pas dit son dernier mot, ni même son premier : meneuse dans les trois premiers secteurs, Grenier a su conserver un maximum de vitesse sur le bas de la piste qui ramollissait pour égaler le temps de Goggia et Ager et causer la surprise du jour.

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Le trio des troisièmes à la descente féminine : Valérie Grenier, Christina Ager et Sofia Goggia

L’ébahissement était total chez ses concurrentes autour de l’aire d’arrivée. Elles seraient donc cinq sur la boîte, une première depuis une épreuve masculine à Beaver Creek en 2018 !

« No way, no way ! », a balbutié Grenier, grand sourire incrédule, en voyant apparaître son classement au tableau.

« J’en revenais juste pas ! », s’est-elle expliquée au téléphone quelques heures plus tard, encore sous le choc après le quatrième podium de sa carrière, son tout premier en descente.

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Valérie Grenier

Je savais que je tenais une solide descente, j’appliquais le plan que je m’étais fait durant la reconnaissance, j’étais vraiment fière de moi, mais quand j’ai vu “3” … Je ne pensais pas que c’était possible de monter sur le podium, surtout pas en descente. C’est tellement une grosse surprise, c’est extrêmement inattendu !

Valérie Grenier

Attristée par le sort de ses collègues, Grenier ne s’est jamais inquiétée pendant les longues interruptions. « J’avais mon plan en tête et je savais exactement ce que je voulais faire. »

Elle a visionné la reprise de la course de Shiffrin, se retournant pour ne pas la voir heurter les filets de protection : « C’est tellement la réalité des choses en descente. Ce n’est pas non plus inhabituel. On est toujours prêtes à ça. »

Avec le recul, elle pense que son accident de 2019 et la longue rééducation qui a suivi sont pratiquement un mal pour un bien.

« C’est ce qui a fait de moi la skieuse que je suis aujourd’hui. Je suis tellement meilleure techniquement que je suis presque reconnaissante de cette blessure-là. Je ne le vois pas comme une mauvaise chose. »

Sans être évidemment immunisée contre les risques inhérents à son sport, relevant l’exemple de Shiffrin, plus grande technicienne de l’histoire, elle s’estime néanmoins mieux outillée pour éviter les coups du sort.

Son podium de vendredi est de bon augure pour les Jeux olympiques de Milan-Cortina de 2026, dont les épreuves de vitesse auront lieu sur la même piste qui a servi aux hommes pour les JO de 1956. « C’est une autre raison pour laquelle on a choisi cette descente : ça me donne encore plus de temps sur la piste olympique. C’est vraiment excitant et ça me laisse croire que ça pourrait se passer pour moi [en 2026]. »

Au moment de raccrocher, Valérie Grenier, désormais neuvième au classement général de la Coupe du monde, s’apprêtait à visionner des vidéos de sa course avec son entraîneur. Elle a ensuite participé à la cérémonie officielle du podium dans le village. Pour la deuxième descente prévue samedi, elle partira avec le dossard 22. Cette fois, tout le monde l’aura à l’œil.