Retour sur le geste magnanime du patineur néerlandais Kai Verbij, qui a préparé la voie à la médaille d’argent de Laurent Dubreuil aux Jeux olympiques de Pékin.

Six jours plus tôt, Laurent Dubreuil avait échoué à la quatrième place du 500 m des Jeux olympiques, une épreuve qu’il dominait cette saison-là en Coupe du monde. Kai Verbij figurait pour sa part au deuxième échelon du classement du 1000 m, une distance dont il était champion du monde en titre.

Ce 18 février 2022, à l’Ovale national de patinage presque vide pour cause de politique zéro COVID-19, le Québécois et le Néerlandais étaient en quête d’une première médaille olympique. Quatre ans plus tôt, à PyeongChang, Dubreuil n’avait pas la forme pour en rêver. Même chose pour Verbij, qui s’était blessé aux sélections néerlandaises, ce qui lui avait fait rater un mois complet d’entraînement.

Au 1000 m des Jeux de Pékin, les deux patineurs composaient la 15et dernière paire. Le Néerlandais Thomas Krol, deuxième au 1500 m 10 jours plus tôt, trônait au sommet, impatient de savoir quelle serait la couleur de sa deuxième médaille. Éprouvé par sa vive déception au 500 m, Dubreuil y croyait, mais pas trop. Verbij, lui, figurait certainement parmi les favoris, mais se défiait du départ canon de son vis-à-vis qu’il connaissait bien.

De fait, Dubreuil a décollé avec le feu au derrière dans le couloir intérieur, s’offrant même une priorité de trois quarts de seconde sur Krol avec un tour à faire. Il restait à savoir à quel point sa décélération serait prononcée dans l’ultime boucle. De son côté, Verbij faisait pratiquement jeu égal avec le meneur. Le suspense était entier.

Presque tout s’est joué dans le virage suivant, l’avant-dernier. Désormais à l’extérieur, Dubreuil en est sorti un poil derrière Verbij, à l’intérieur. Selon le règlement, en cas d’égalité, le patineur extérieur a priorité pour le croisement qui doit s’effectuer dans la ligne droite, puisqu’il a franchi une plus grande distance que son rival à ce stade de la course.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Laurent Dubreuil, médaillé d’argent sur 1000 m aux Jeux olympiques de Pékin

La responsabilité revenait donc au Néerlandais de déterminer s’il pouvait se faufiler devant le Canadien sans lui nuire. Sinon, il devait lui céder le passage, sans quoi il risquait une disqualification et un accrochage fatal pour son rival. En une fraction de seconde, Verbij a choisi de se relever, ouvrant la voie à Dubreuil, qui a filé vers la médaille d’argent, à sa propre stupéfaction. Démoli, son rival s’est laissé glisser jusqu’à la ligne, qu’il a franchie 30et bon dernier.

« L’ivresse de la victoire et l’agonie de la défaite », le fameux slogan de la mythique émission Wild World of Sports était encapsulé dans cet instant olympique. Compatissant, Dubreuil s’est empressé ce soir-là d’offrir ses remerciements à son magnanime adversaire, les lui réitérant deux jours plus tard à la cérémonie de clôture.

Ils n’en ont plus jamais reparlé, même quand les Dubreuil ont reçu Verbij, Krol et leurs copines à souper l’été dernier. Les Néerlandais sont venus patiner à Québec en raison de la fermeture temporaire du mythique Thialf d’Heerenveen.

« De toute façon, je ne suis pas quelqu’un qui vit dans le passé, mais pour lui, c’est probablement l’une des épreuves les plus traumatisantes de sa vie », a raconté Dubreuil, mercredi après-midi, à la veille de l’ouverture des Championnats du monde par distances de Calgary.

« Si je lui en avais parlé, j’aurais eu l’impression de tourner le fer dans une plaie encore vive. Je suis pas mal certain que sa famille et ses amis ne lui en parlent jamais non plus. »

« J’aurais pu tenter ma chance »

La Presse s’est chargée de ce cruel rappel en abordant Verbij lors de son passage à la Coupe du monde de Québec, au début du mois.

« J’ai dû prendre une décision très rapidement, s’est remémoré l’athlète de 29 ans. Je patinais à un bon rythme, mais Laurent était simplement vraiment bon ce jour-là. Sur le coup, j’ai jugé que le risque était trop grand. En visionnant la reprise, c’est un peu différent. J’aurais peut-être pu tenter ma chance. »

Oui, c’était triste, j’avais une bonne course, mais ce n’est pas dans mon tempérament de courir un risque et de détruire la bonne course de quelqu’un d’autre.

Kai Verbij

Chez lui, où le patinage de vitesse est un sport national, sa manœuvre n’a pas été bien reçue dans les tribunes téléphoniques, si tant est que de tels hauts lieux de réflexion et d’échanges existent au pays des tulipes.

« Les gens étaient assez critiques ! Mais j’ai l’impression que la mentalité est un peu différente aux Pays-Bas. La pression de gagner est très grande, mais il y a aussi cette mentalité de se battre jusqu’au bout, de courir tous les risques. Mais je suis assez ami avec Laurent et je suis vraiment heureux pour lui. Il a réussi une excellente course. »

Dubreuil, un favori des habitants de la province de la Frise, atteste de ce tempérament jusqu’au-boutiste.

« C’est culturel, hein ? Aux Pays-Bas, surtout dans le monde du patin, il y en a qui sont arrogants et c’est très compétitif comme milieu. Tu t’occupes de toi et tu te sacres des autres. Mais un des deux parents de Kai est japonais [sa mère]. C’est un clash de cultures complet. Les Japonais sont ultra-respectueux. Ils ne veulent pas déranger. Si ça avait été un autre patineur néerlandais, d’après moi, il aurait essayé de passer. »

Délicieux beurre d’érable…

Le geste de Verbij a été salué par l’ensemble de la communauté sportive internationale. Il lui a d’ailleurs valu le prix Visa, une récompense attribuée par un vote de partisans de partout dans le monde pour souligner le moment des Jeux qui représente le mieux « l’amitié, l’acceptation et l’inspiration », trois valeurs de l’olympisme selon le CIO. Ce prix était accompagné d’une bourse de 50 000 $ US, que le patineur a remise à l’UNICEF de son pays.

« J’ai reçu plusieurs messages des quatre coins du monde. Ce n’est pas quelque chose dont je suis très fier parce qu’évidemment, je veux gagner une médaille. C’était bien aussi de savoir que les Canadiens ont reconnu [le geste]. »

À son étonnement, il a même reçu une carte de remerciement assortie d’une bouteille de sirop d’érable de la part de l’ambassade du Canada aux Pays-Bas ! « C’est arrivé à la maison. J’étais surpris qu’ils trouvent mon adresse ! »

« Comment avez-vous trouvé le sirop d’érable ?

— Je ne sais pas, je l’ai donné à ma mère ! »

Verbij a cependant pu se reprendre durant son séjour estival à Québec, la famille Dubreuil l’ayant reçu pour un repas « cabane à sucre ». Andréanne Bastille, la femme de Laurent, lui avait même préparé un paquet cadeau contenant une gamme de produits de l’érable : sel aromatisé, barbe à papa, popcorn et sucres d’orge.

« Il y avait aussi du beurre d’érable, qui était vraiment délicieux. » Peut-être pas assez pour effacer complètement le goût amer d’une déception olympique.