Carlos Alcaraz faisait face non seulement à Novak Djokovic, mais aussi à l’Histoire avec une majuscule, en finale de Wimbledon. Et seul un jeune prodige de sa trempe avait le potentiel de renverser, justement, le cours de l’histoire.

Il y avait de la tension dans l’air sur le court central de l’All England Club, dimanche. Principalement parce que peu importe l’issue de la rencontre, les spectateurs s’assuraient de devenir des témoins privilégiés d’un match pouvant entrer dans la légende.

Une occasion exceptionnellement rare, compte tenu du passé déjà richissime du tournoi le plus prestigieux d’entre tous.

Lorsque Novak Djokovic a envoyé son dernier coup du match dans le filet, Carlos Alcaraz est immédiatement devenu un géant. Un immortel.

Il venait de remporter le tournoi de Wimbledon en cinq manches de 1-6, 7-6, 6-1, 3-6 et 6-4.

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Carlos Alcaraz s’est laissé tomber au sol après sa victoire.

S’il était déjà entré dans la cour des grands, arpentant les clôtures en attendant que quelqu’un appelle son nom, le jeune homme de 20 ans est maintenant le garçon le plus populaire parmi ses contemporains.

C’est un rêve devenu réalité. Même si j’avais perdu aujourd’hui, j’aurais pu être fier de moi.

Carlos Alcaraz

Souriant comme un gamin chaque fois qu’il en a l’occasion, Alcaraz est non seulement le joueur le plus heureux du monde, mais ce sacre confirme également une chose : il est le légitime numéro un au classement mondial.

Une finale en cinq temps

La tâche était colossale.

Gargantuesque et titanesque auraient aussi pu être des mots employés pour qualifier le défi auquel Alcaraz allait se prêter.

Comme Loud, tout ce que sait faire Djokovic est de faire des records et défaire des records.

Avec une victoire, Djokovic pouvait rejoindre Margaret Court au sommet de l’histoire du tennis avec 24 titres majeurs. Il pouvait aussi égaler le record de Roger Federer avec huit titres sur le gazon londonien. Il pouvait également remporter son troisième titre en trois tournois majeurs cette saison, filant ainsi vers un Grand Chelem calendaire, du jamais-vu depuis 1969. Puis, il pouvait accessoirement reprendre le premier rang mondial.

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Novak Djokovic a félicité Carlos Alcaraz à la fin du match.

Pour l’en empêcher, Alcaraz, avec toute la naïveté d’un joueur n’ayant même pas encore le droit de boire de l’alcool aux États-Unis, allait devoir être sans faille.

La première manche, cependant, a laissé tout le monde sur sa faim. En 34 minutes expéditives, c’était plié. À 6-1, la prophétie semblait vouloir se réaliser. Même que Djokovic naviguait en eaux beaucoup trop calmes.

Le coup droit d’Alcaraz ne fonctionnait pas, tandis que son rival contrôlait tous les éléments.

« Après la première manche, je me suis dit : “Carlos, augmente ton niveau ! Tout le monde sera déçu sinon” », a évoqué Alcaraz.

Avec fougue et courage, l’Espagnol, agissant comme un invité dans ce jardin sélect devant l’un de ses membres les plus exclusifs, a décidé que la pelouse n’allait pas être plus verte chez le voisin. De l’autre côté du filet, Djokovic a paniqué devant autant de justesse.

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Carlos Alcaraz

Alcaraz était beaucoup plus appliqué, offensif et constant. En revanche, Djokovic était à plat, démuni et à bout de ressources.

Dans les annales, on se souviendra du cinquième jeu de la troisième manche comme point de bascule de cette finale s’inscrivant dans la même catégorie que celle de 2008 entre Federer et Rafael Nadal et celle de 2019 entre Federer et Djokovic.

Comme un combattant à l’armure impénétrable, Carlos Alcaraz a résisté tout au long de ce jeu de 27 minutes. Décidé au bout de 13 égalités et sept balles de bris, ce jeu portait son avance à 4-1.

Sous le regard attentif de Brad Pitt, ce match avait des allures similaires à la trame narrative de L’étrange histoire de Benjamin Button, où l’expérience s’est fait rattraper par la jeunesse, devant un auditoire en pâmoison, ne sachant que faire entre applaudir ou pleurer de joie devant tant de beauté.

La victoire

Juan Carlos Ferrero, l’entraîneur de Carlos Alcaraz, a choisi les larmes. Dans son box, pendant que son poulain serrait la main de son rival au terme d’une cinquième et ultime manche négociée admirablement, Ferrero ne pouvait contenir sa joie. Habituellement au bout de son siège et le poing brandi entre chaque jeu et chaque Vamos !, le clan espagnol a choisi la patience et la tempérance pour ce match déterminant. Et ça s’est reflété dans le jeu de sa poule aux œufs d’or.

Même si Djokovic a enlevé la quatrième manche pour en forcer une dernière, Alcaraz n’a jamais paniqué. Au contraire, même si le duel a duré 4 h 43 min, le jeune droitier semblait y prendre plaisir de plus en plus. Comme quoi ça donne le goût de vivre, se rapprocher de l’immortalité.

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Carlos Alcaraz en action

Depuis le début de sa jeune carrière, Alcaraz s’appuie sur trois facettes de son jeu : son coup droit, ses amortis et ses retours de service.

Plus la partie progressait, plus chacun de ces éléments devenait névralgique. Ses missiles sous forme de coups droits en passing ont bousculé le Serbe, pourtant maître de l’équilibre et de la souplesse. Ses amortis ont été des armes létales dans les derniers moments du match. Puis ses retours ont eu raison d’un Djokovic particulièrement affaibli au service, surprenamment. Il a trop donné au meilleur retourneur du monde. Et dans ce genre de contexte, il est impossible d’être heureux en étant trop généreux.

« Lorsque tu avais besoin d’un gros service, tu as bien servi. Lorsque tu avais besoin d’un gros jeu, tu as bien joué. Cette victoire est complètement méritée », a lancé Djokovic en direction de son jeune rival avec sa classe habituelle.

Djokovic a d’ailleurs fondu en larmes dans son discours d’après match. Habituellement droit et fort comme un chêne, l’arbre a souvent plié, mais là, il a cassé au croisement du regard de son fils Stefan, admiratif de l’effort de son père malgré une fin aussi brutale.

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Novak Djokovic s’est montré très émotif lors de la remise des trophées.

Le joueur de 36 ans n’a pas été l’ombre de lui-même pendant cette rencontre. Souvent imprécis, parfois dérangé et tantôt frustré, Djokovic a géré ce match différemment. L’issue, elle aussi inhabituelle, s’explique par le raffinement de la stratégie de son adversaire en plein cœur de la rencontre. Rares sont les occasions où le Joker se fait battre à son propre jeu, mais Alcaraz a été meilleur physiquement et mentalement dans les points importants. Et ça a tout changé.

« J’ai été battu par meilleur que moi aujourd’hui », a répliqué honnêtement le Serbe.

Une grande journée

Pendant que Ferrero et Djokovic pleuraient, Alcaraz souriait. Après tout, c’est ce qu’il sait faire de mieux.

Ce deuxième titre majeur en moins d’un an, après celui des Internationaux des États-Unis en septembre dernier, fait de lui l’héritier principal et logique du Big Three, car il a su prendre le meilleur de chacun d’entre eux pour devenir la meilleure version de lui-même.

« J’ai grandi en te regardant jouer, a rappelé Alcaraz à Djoko. Quand je suis né, tu avais déjà gagné des tournois ! »

Il est trop tôt pour dire qu’en se faisant l’accolade au-dessus du filet, le flambeau s’était passé. N’oublions pas que Novak Djokovic a tout de même remporté deux des trois majeurs depuis le début de la saison.

Encore plus affolant, il s’agissait du deuxième titre de l’Espagnol à son quatrième tournoi en carrière seulement sur gazon. « Je pensais être dans le pétrin contre toi sur terre battue et parfois sur dur, mais pas sur gazon », lui a dit à la blague Djokovic.

Alcaraz avait devant lui le joueur le plus victorieux, intimidant et concentré de l’histoire du sport dans lequel il est encore un nouveau venu. Il est au troisième rang des plus jeunes joueurs à remporter le tournoi, après Boris Becker et Björn Borg.

Mais il s’est tenu debout, car il n’y a que de cette manière qu’il est possible de faire tomber le plus grand.

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Carlos Alcaraz n’a pas caché sa joie lorsqu’il est monté sur le balcon de l’All England Club.

Sur le balcon de l’All England Club, devant une horde de gens en robe et en chemise en demandant encore, Alcaraz est l’ombre de lui-même avec le Saint-Graal du tennis au bout des bras, à seulement 20 miettes.

Devant un monde qui est désormais le sien, Carlito sourit.