Seule athlète multimédaillée de l'histoire dans les Jeux d'été et d'hiver, la patineuse de vitesse Clara Hughes portera le drapeau de la délégation canadienne, ce soir, aux cérémonies d'ouverture. À quelques heures du moment le plus important de sa carrière, elle a tenu à partager avec les lecteurs de La Presse ce texte très personnel sur ce que représente pour elle l'esprit olympique.

J'ai appris tôt dans ma carrière d'athlète olympique que ce qui intéresse la plupart des gens, c'est la victoire. Au fil des quatre Jeux olympiques auxquels j'ai participé, deux en cyclisme et deux en patinage de vitesse, j'ai été témoin d'innombrables performances que je juge extraordinaires. Mais vous savez quoi? La plupart de ces courses «extraordinaires» ne se sont pas soldées par des médailles.

J'ai en mémoire mes premiers Jeux olympiques, à Atlanta. J'étais dans le studio de la CBC et j'attendais d'être interviewée après avoir remporté ma deuxième médaille des Jeux. Dans la salle de maquillage, sur un minuscule téléviseur, j'ai vu Leah Pells, la meilleure coureuse canadienne de demi-fond, finir quatrième dans le 1500 m. La fin de la course était incroyable et le résultat, phénoménal. Dans un sport dominé par les pays africains, Leah avait réussi l'impossible. Je me souviens avoir pensé, «si seulement elle avait gagné une médaille, quelle histoire elle aurait eu à raconter». Son parcours ressemblait au mien: j'avais du succès dans un sport, le cyclisme, dominé par les Européennes. Et parce que j'avais accédé au podium, les médias m'ont permis de raconter comment j'y étais parvenue.

Ça se passe comme ça dans le monde du sport. À moins qu'un athlète soit considéré comme un canon de beauté, s'il ne gagne pas, on ne lui donnera pas de plateforme pour raconter son histoire.

Quatre ans plus tard, à mes deuxièmes Jeux, toujours à titre de cycliste, je souffrais d'une toux convulsive à mon arrivée en Australie. J'étais malade depuis sept semaines et je me demandais ce que je faisais là. J'étais mal préparée et je n'étais tout simplement pas en forme. J'aurais voulu disparaître et ne pas avoir à me taper les courses qui m'attendaient. En cyclisme, on ne peut pas camoufler sa faiblesse grâce à la technique ou au verdict des juges. Le plus fort, le plus rapide et le plus dur envers lui-même - et, parfois, le plus rusé - va toujours l'emporter.

Je commençais à m'apitoyer sur mon sort. J'aurais voulu que les Jeux olympiques finissent immédiatement, pour que je puisse rentrer à la maison. Quand je pense à la mauvaise attitude que j'avais, je suis gênée.

Après une énième séance d'entraînement ratée, je me suis traînée en boudant jusqu'à notre base d'entraînement, à quelques heures de Sydney. J'ai passé la journée à regarder toute la fanfare pré-olympique, en essayant de me souvenir comment on se sent quand on est au sommet de sa forme. Je n'avais même pas l'impression d'être une athlète.

À mon réveil le lendemain, je me suis précipitée sur l'internet pour voir comment mes coéquipières s'étaient débrouillées dans leur course à Boston. J'étais une cycliste professionnelle au sein d'une équipe internationale établie aux États-Unis. Une de mes plus jeunes coéquipières, Nicole Reinhart, avait l'occasion de gagner 250 000$ si elle remportait cette épreuve, la dernière d'une série de cinq. Toute l'année, le reste de l'équipe avait travaillé pour qu'elle gagne cette série. Nicole ne s'était pas qualifiée pour l'équipe olympique américaine cette année-là, mais je savais qu'elle rêvait autant que moi de représenter son pays aux Jeux un jour.

Je n'oublierai jamais le moment où la page de Canadian Cyclist s'est affichée. «Tragédie à Boston», ai-je lu à l'écran. La cycliste en moi a tout de suite pensé à une crevaison, une collision ou quelque chose du genre. Je n'aurais jamais pu deviner ce que je m'apprêtais à lire.

Je suis restée tétanisée. Nicole avait en effet fait une chute. Et elle était morte. C'était un accident bizarre: elle avait heurté une bosse bien ordinaire sur la route et avait été projetée contre un arbre en bordure du parcours. Il ne restait plus que trois kilomètres avant l'arrivée et elle aurait gagné. Elle venait tout juste d'avoir 21 ans.

J'étais hébétée. Je me suis mise à penser au moment, plus tôt cette année-là, où Nicole et moi avions passé deux semaines à Milwaukee, au Wisconsin. Nous partagions une chambre d'hôtel, le temps de quelques courses dans la région. Nicole m'avait avoué sa déception de ne pas aller aux Jeux. Elle voulait vraiment réaliser un jour le rêve ultime de tout athlète: être une olympienne.

Assise à l'ordinateur, j'ai soudainement réalisé combien il était ridicule d'abdiquer à cause de la maladie. J'avais honte d'avoir ainsi abandonné avant même que la course ait commencé.

Ce matin-là, je me suis promis que j'allais me battre. J'ai pris l'engagement d'exceller et de courir au meilleur de mes capacités, peu importe comment je me sentais, peu importe si c'était difficile, peu importe si je me retrouvais loin derrière.

Ma première épreuve, la course sur route, était disputée sur une distance de 120 km. À mi-chemin, le peloton principal m'a distancée. Je pédalais autour du circuit dans le froid et la pluie. À chaque tour, des concurrentes abandonnaient. Chaque fois que nous traversions la zone de ravitaillement, où le personnel de soutien, à l'abri dans des cabanes temporaires, nous attendait avec des bidons, quelqu'un mettait le pied à terre. Bientôt, je me suis retrouvée seule.

Seule, et 20 minutes derrière le peloton principal, où les filles se battaient pour les médailles d'or, d'argent et de bronze qui rendent les pays tellement fiers. Je n'oublierai jamais mon entrée dans la verdure brumeuse de Centennial Park, bien après que la course eut été gagnée. Des bénévoles s'affairaient déjà à démonter les barrières et nettoyaient les lieux. L'un d'entre eux a interrompu ce qu'il faisait, il a levé les yeux pour me regarder passer et m'a lancé: «Finis la tête haute, Canada!»

Je lui ai retourné son regard, j'ai souri et j'ai répondu: «C'est ce que je vais faire.» Et j'ai continué. J'ai terminé la course environ 25 minutes derrière la gagnante, en avant-dernière place, en cette journée où j'aurais dû être dans un lit d'hôpital tellement j'étais malade. J'ai franchi la ligne d'arrivée, me faufilant entre les photographes réunis pour tirer le portrait des médaillées. J'ai souri autant que je l'avais fait quatre ans plus tôt, quand j'avais gagné ma première médaille olympique, à Atlanta.

Ce jour-là, j'ai senti que j'avais été à la hauteur de l'idéal olympique. J'ai aussi appris la vraie signification de l'excellence: être aussi bon que tu le peux et ne jamais, jamais abandonner.

Après la course, les journalistes semblaient gênés de me demander ce qui s'était passé. Au lieu d'invoquer l'excuse de la maladie, j'ai dit: «C'était peut-être la meilleure course de ma vie. Je l'ai fait pour Nicole.»

Quatre jours plus tard, j'ai fini sixième dans le contre-la-montre, à 13 secondes de la médaille de bronze. Ça reste la meilleure course de ma carrière.

Cet épisode a fait de moi la personne que je suis aujourd'hui. Aurais-je écouté mon coeur et serais-je revenue au patinage de vitesse juste après ces Jeux si la tragédie ne m'avait pas montré à quel point la vie peut être courte? Possiblement pas. Aurais-je gagné le bronze aux Jeux d'hiver de 2002, 16 mois à peine après ces Jeux d'été? Certainement pas. Chose plus importante encore, ma médaille d'or en patinage de vitesse dans le 5000 m des Jeux de Turin, en 2006 - mon plus grand succès, si vous jugez le succès en terme de médailles -. ne se serait jamais matérialisée si je n'avais pas découvert le véritable sens de l'excellence en 2000. J'ai appris cette leçon non pas en gagnant, mais en participant et en donnant tout ce que j'avais le jour de la compétition.

Les Jeux olympiques de Sydney sont les seuls, parmi les quatre auxquels j'ai pris part jusqu'ici, lors desquels je n'ai pas gagné de médaille. Et pourtant, ce sont ceux qui ont la plus grande valeur à mes yeux. J'aurais seulement souhaité que cet apprentissage ne trouve pas sa source dans une perte aussi douloureuse.

Merci, Nicole. Tu seras toujours présente dans ce que je fais dans le sport. Et dans la vie.