La queue pour entrer au Vancouver Art Gallery, je pensais que c'était pour aller voir les toiles d'Emily Carr, mais non, c'était pour une niaiserie touristique de reproduction de forêt. Tant mieux. J'étais seul dans l'aile du musée réservée à cette artiste peintre de Victoria du début de l'autre siècle, la première grande artiste canadienne, très influencée par les aborigènes qu'elle a beaucoup fréquentés. Des toiles sombres. Ainsi son magnifique totem des îles de la Reine-Charlotte, ses forêts fossilisées, ses arbres tourmentés et toujours presque pas de lumière mais juste assez pour faire la job, juste assez pour que les bruns deviennent fauves.

Cela m'a infiniment reposé des couleurs primaires des Jeux, or-argent-bronze.

Les Jeux? Quoi, les Jeux? Et d'abord lesquels?

Il y a les Jeux des athlètes. Ces Jeux-là vont toujours bien. Il ne manquerait plus qu'ils n'aillent pas. On les nourrit, on les blanchit, on les borde le soir. Parfois on les sort brièvement de leur bulle pour les amener aux journalistes. Les athlètes leur racontent alors des histoires qu'ils liront le lendemain dans le journal, ébahis: elles sont devenues vraies, c'est écrit dans le journal.

Il y a ensuite les Jeux de la quincaillerie. Tout ce qui est organisation, transport, billetterie, accès aux sites, Zamboni, ces Jeux-là sont étonnamment mal organisés, un ratage qui ressemble à celui d'Atlanta, sinon par l'ampleur, par l'esprit. C'est l'excès d'assurance qui a mené à ce gentil cafouillis. Une assurance voisine de la suffisance: ne sommes-nous pas, nous, Canadiens, les plusses meilleurs? Dans les journaux, John Furlong, le grand boss des Jeux, reconnaissait que le COVAN avait eu, effectivement, beaucoup de feux à éteindre... mais on les a éteints, se pétait-il les bretelles comme un capitaine des pompiers devant des ruines fumantes. J'exagère.

Et enfin il y a les Jeux des hôtes, les Vancouvérois et leurs visiteurs. Ça c'est réussi et... plutôt inattendu dans la «no-fun city», comme le reste du Canada surnomme Vancouver. On disait que l'organisation serait parfaite, mais que le party serait nul. C'est exactement le contraire qui se produit.

J'arrive du musée à travers une foule incroyablement dense, difficile de se frayer un chemin, pardon, excusez-moi, pardon, poussez pas... J'ai parlé à des gens d'Ottawa, un monsieur et son fils de Toronto, Geoff et sa blonde Martina venaient en voisins de Portland (pas si voisins que ça), Greg vient d'Ottawa aussi, Lindsey habite Victoria, il est bénévole au Pacific Coliseum, Andy faisait la queue pour le Zipline, c'est ce truc dans les airs, tu traverses Robson Square pendu à un câble, c'est gratuit, dès huit heures le matin la queue pour le Zipline s'étire sur deux ou trois coins de rue.

Au café Artigiano, sur Hornby - excellent caffe latte - tu t'assois où tu peux et c'est eux qui t'interviewent, ont pris ton accréditation pour celle d'un bénévole, sur quel site êtes-vous?

Je suis au curling.

Vous avez un accent français...

Je viens du Luxembourg.

Hé, c'est quoi déjà, la capitale du Luxembourg?

Naples.

Ça fait vite le tour des tables voisines. Lui là, il vient du Luxembourg. Quand tu dis que tu viens du Québec, sont contents aussi, mais pas autant.

J'ai voulu les faire parler du classement des médailles. Pensez-vous que le Canada peut finir premier? N'en ont rien à foutre. Ont tous adoré le match contre la Suisse. Rêvent de voir des matches comme ça dans la Ligue nationale. Sont gentils, amicaux, n'ont qu'un défaut, plus tard dans la journée et dans la nuit, un peu paquetés, vont marcher six de front sur Robson en se tenant par les épaules et se mettront à chanter Ô Canada.

Parlant d'être paqueté, au sympathique petit centre de presse pour non-accrédités où je travaille - qui me convient tellement mieux que l'autre - on nous fait goûter depuis le début de l'après-midi les vins de la vallée de l'Okanagan, vins lourds en alcool, est-ce une idée que je me fais, mais Patrick Chan louche affreusement?

J'ai pas arrêté de me le demander pendant la petite conférence de presse qu'il est venu nous donner. Une fois je te vois, une fois je te vois pas - cout'donc, il louche ou pas? Je n'ai retenu qu'un truc de ce qu'il a dit: il n'est pas d'accord avec Elvis Stojko.

Moi non plus. Jamais aimé Stojko. Pour être sûr qu'on ne le prendrait pas pour un Johnny Weir, Stojko a passé sa carrière à faire le macho sur la glace et en dehors. C'était la belle époque du patinage artistique au Canada, on aimait ça même à Saskatoon et Flin Flon.

Parlant de Johnny Weir, ici aussi il se dit beaucoup de niaiseries. Je ne suis pas le dernier d'ailleurs. Mais à la fin, je finis toujours par le saluer: il a un sacré guts, ce garçon. Je pense exactement le contraire des deux commentateurs de Montréal, je pense qu'il est un exemple. Je suis comme je suis, nous dit-il, je l'assume, et je vous emmerde. En cela, il est un exemple.

En même temps, et ce n'est pas une contradiction, je l'écris depuis longtemps, j'en ai contre les falbalas, ceux des filles plus encore que ceux des garçons. Comme la gymnastique tout aussi «artistique» dans son essence, le patinage gagnerait beaucoup à adopter un costume peut-être pas strict mais qui habillerait la performance sans pomponner le performant.

En attendant soyez donc indulgent avec Johnny Weir. Regardez-le patiner plutôt. Sixième aux Jeux olympiques, c'est tout ce qu'on voudra sauf une performance moumoune.

Je vous entends bien: oui mais crisse il exagère. C'est exactement le fond de l'affaire, les gais on les aime bien, on a l'esprit ouvert, mais faut pas qu'ils exagèrent.

Pour revenir à Weir, et ici j'avertis d'avance que je ne ferai d'excuses ni aux handicapés, ni aux gais, ni aux lesbiennes pour ce que je m'apprête à dire, pour revenir à Weir donc, pour moi sa prestation a la même portée «positive» que le geste d'Alexandre Bilodeau quand, devant les caméras du monde entier, il a pris dans ses bras son frère atteint de paralysie cérébrale.

Et Bilodeau et Weir nous disent la même chose: la différence est toujours subversive.