À l'entrée de «Tent City», un campement illégal improvisé au coeur du Downtown Eastside, des «observateurs», reconnaissables à leur chandail orange, se chargent d'éloigner la police et même les ambulances.

Ce squat, érigé au début des Jeux olympiques sur un terrain vacant de la rue East Hastings, est très bien organisé. En plus d'une centaine de tentes rouges fournies par des groupes antipauvreté, il y a une cuisine collective et une infirmerie. Ici, les règles sont écrites sur une banderole: Pas de violence. Pas de drogue. Respect aux aînés. Pas de caméras de médias.

Un autochtone du nord de l'Alberta s'y promène en répétant qu'il est un «réfugié des sables bitumineux». Un autre, plus loin, sculpte un totem. Une fillette de 5 ans, vêtue d'un manteau rose sale, court entre les tentes. Des chariots d'épicerie remplis de couvertures et de bouteilles vides traînent ici et là. Des chiens sans laisse reniflent tout ce qui bouge et ne bouge pas.

Les squatteurs n'auraient pu choisir meilleur endroit pour dénoncer ce qu'ils appellent la «gentrification» du quartier le plus pauvre du Canada. Il y a deux ans, le promoteur Concord Pacific a obtenu un permis pour y construire 150 appartements. Depuis, le projet, baptisé Greenwich en référence au quartier branché de New York, a été suspendu en raison de la récession. Le promoteur a donc loué ce terrain vacant au Comité organisateur des Jeux (COVAN), qui devait s'en servir comme stationnement. Les militants antipauvreté en ont décidé autrement.

Ils ont même désigné des porte-parole, le temps de l'occupation. La Presse a dû obtenir leur permission pour accéder au squat.

Stella August est venue à ma rencontre en fauteuil roulant électrique. «Le Canada devrait avoir honte de dépenser 6 milliards pour des Jeux alors qu'il y a autant de pauvreté», dit cette autochtone de l'ouest de la Colombie-Britannique, qui habite dans le Downtown Eastside depuis 40 ans. Le squat se prolongera jusqu'à ce que les démunis obtiennent leur part de l'«héritage olympique», promet la femme âgée.

Assise devant un feu de camp, Louisa Neill, une Inuit de 27 ans qui vit à Montréal depuis 10 ans, squatte avec sa fille de 5 ans, Carrie. Elle est venue faire «entendre sa voix» et «découvrir celle des autres».

Pendant que sa mère me parle, la petite s'amuse avec le rat apprivoisé d'Éric Castonguay, originaire de Trois-Rivières, qui vit dans l'Ouest depuis une quinzaine d'années. Il se joint à la conversation. «On est tannés de se faire regarder comme des déchets. Si les riches veulent construire des condos ici, ils doivent aussi bâtir des logements sociaux», dit-il.

Éric me présente son rat, Érica, cadeau d'un ami qui en fait l'élevage. «Moi, je ne prends pas de crack, pas d'héroïne. Je ne vais pas le laisser crever au bout de deux semaines», dit-il fièrement.

Woodward, le symbolique

À un jet de pierre du squat se dresse le Woodward, du nom d'un ancien magasin à rayons sur le terrain duquel on a construit des tours d'habitation. En 2003, alors que le projet était dans l'air, des groupes communautaires y avaient organisé un squat qui a duré des mois. Le promoteur, le gouvernement et les militants en sont arrivés à un compromis. Quelque 200 logements sociaux ont été intégrés dans l'une des tours. Les 536 habitations se sont envolées en une journée. Les locataires à faible revenu et les propriétaires de condo ne partagent toutefois pas la même entrée.

«C'est le projet qui est censé sauver l'humanité», ironise Érik Desbois, travailleur de rue à La Boussole, le seul organisme communautaire qui offre de l'aide en français aux démunis de Vancouver. Le Woodward est toujours cité en exemple, mais il a fallu une forte pression sociale pour en arriver là. Et les autres promoteurs immobiliers n'ont pas emboîté le pas, dit ce Québécois de 39 ans qui vit dans une coopérative du quartier avec sa femme et ses deux enfants.

Le nombre de sans-abri est en croissance année après année, déplore-t-il. Les francophones y sont d'ailleurs surreprésentés (10% des 2500 à 5000 sans-abri de la ville - le chiffre varie selon les organismes). «Même les logements sociaux sont devenus trop chers, affirme-t-il. Dans le Woodward, un appartement de trois chambres réservé aux familles démunies coûte 1600$ par mois. Même moi, j'aurais du mal à payer cela.»

Depuis deux semaines, cet ex-toxicomane a participé à plusieurs rassemblements anti-Jeux. «Je comprends l'euphorie. Les Jeux olympiques, c'est de la bonne drogue. On est prêt à payer cher pour l'avoir. Quand on l'a, on est sur le party, dit-il. Mais le lendemain de veille est toujours difficile. Mes enfants vont devoir payer la fête.»

Comme un bidonville

Ces jours-ci, à Vancouver, des médias locaux accusent les militants anti-Jeux de déformer la réalité et de profiter de la présence de la presse internationale pour faire avancer leur cause.

Le squat organisé par des «marchands de misère» fait passer le Downtown Eastside pour un bidonville de l'Inde, a écrit le Asian Pacific Post dans un éditorial reproduit dans The Province. «Pendant que des organismes subventionnés avec vos taxes paient des tentes rouges aux sans-abri pour les rendre plus visibles en ville, le refuge de l'Armée du Salut, non loin de là, a plusieurs lits vides», écrit le quotidien vancouvérois.

Quant au nouveau maire, Greg Robertson, un homme d'affaires à la forte fibre sociale, il a promis que tous les sans-abri auraient un toit d'ici à 2015. C'est aussi l'un des slogans placardés sur la clôture de Tent City: «Un toit pour tous». Pour y arriver, il ne faudrait pas que le lendemain de veille soit trop difficile.