Des vignes arrachées, des récoltes laissées dans les chais et des bouteilles vendues au rabais: pendant que les plus grands châteaux de Bordeaux cumulent les profits, à quelques kilomètres, des vignerons crèvent de faim. Portait d'un vignoble à deux visages.

«On est en train de mourir en silence», lance Patrick Revaire, vigneron à Cars sur la Côte-de-Blaye.

Dans ses chais, les trois dernières récoltes attendent un acheteur potentiel. L'homme de 64 ans survit grâce à l'héritage familial: des vignes et une propriété. Le vigneron n'a aucune marge de manoeuvre, aucune liquidité pour investir. Mais il refuse de vendre ses réserves à des prix en dessous du marché.

Le constat n'est pas plus rose chez Bruno Cazaufranc à Saint-Vivien. Son entreprise perd de l'argent depuis cinq ans.

«Disons-le, on fait de meilleurs vins depuis une dizaine d'années, raconte-t-il. Pourtant, je vends mes bouteilles la moitié du prix d'il y a 7 ou 8 ans.»

Le vigneron s'est résigné à vendre une partie de ses réserves de vin pour survivre. Il confie que le prix négocié était déraisonnable, soit moins de 30% de son prix de production. «Mais je n'ai pas pu faire autrement», assure M. Cazaufranc.

Ces deux vignerons ne sont pas les seuls dans cette situation. Le 18 juillet dernier, les autorités du Conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB) ont déclaré que la région viticole produit plus de vin qu'elle n'en vend. Certains estiment que 80% des vignobles bordelais sont dans un état précaire.

À quelques kilomètres, les grands crus classés n'ont pas de mal à se vendre. Selon une enquête menée par Le Nouvel Observateur, Château Latour a réalisé en 2009 une marge de profit de 80% sur ces ventes. Même situation pour la société Château-Lafite-Rothschild dont le chiffre d'affaires en 2009 était de 80,8 millions d'euros dont 70,2 millions de bénéfice net, un profit de 86%.

En d'autres termes, une seule bouteille de Château Latour se vend le même prix qu'un tonneau de plus de 900 bouteilles d'un petit vignoble bordelais, soit autour de 800 euros.

Pour aider les domaines en difficulté, le CIVB propose d'instaurer un mécanisme de réserve. Les vignerons doivent limiter l'offre en gardant des bouteilles dans leurs chais pour faire augmenter la demande. Le même système avait été mis en place en 2004 et en 2005.

«Pour moi, c'est une connerie. Il va falloir le gérer ce stock. Il va falloir s'assurer que les vignerons ne vendent pas leurs vins. En 2004, ça n'a pas marché», explique Dominique Techer, président du Comité d'action des vignerons de Bordeaux (CAVB) qui s'oppose au CIVB.

L'été dernier, le CIVB a déposé le plan «Bordeaux demain» qui vise à revitaliser l'économie viticole de la région. Selon la responsable Sarah Lesage, plus d'une centaine de vignerons leur ont déjà adressé une demande d'aide financière.

Certains domaines ont quant à eux décidé de quitter l'appellation d'origine contrôlée (AOC) et de vendre leurs vins sous le nom «vin de table». Ce sujet est tabou à Bordeaux. Leurs bouteilles subissent ainsi moins de contrôle de qualité.

Bruno Cazaufranc, pourrait vendre ses vignes. Mais le quinquagénaire refuse. «Mes vignes, elles appartiennent à mes filles, soutient le vigneron. C'est le travail de plusieurs générations. Je refuse de m'en départir. De toute façon, aujourd'hui, je vendrais au tiers ou à la moitié de la valeur réelle.»

Au Québec, la Société des alcools du Québec termine ses achats de grands crus de Bordeaux 2010. Elle estime que les prix ont augmenté de 13% depuis l'an dernier.