Jean-Paul Grappe est intarissable quand il parle cuisine. Chef cuisinier depuis plus de 50 ans et auteur de livres de cuisine, ce Bourguignon devenu Québécois a été l'un des principaux témoins de la profonde mutation de Montréal: désert gourmand en 1966 à son arrivée de France, la ville est devenue un paradis des gourmets, et tant la qualité de la cuisine que l'influence des chefs sont reconnues dans tout le pays.

Malgré son impressionnant curriculum, Jean-Paul Grappe est d'abord un chasseur-cuisinier enthousiaste qui a mangé et surtout préparé tous les gibiers de la forêt québécoise pour qu'ils soient à leur meilleur. Et il a contribué à les faire connaître au menu des grands restaurants. D'ailleurs, l'automne dernier, il a publié une deuxième édition, revue et annotée, d'un livre paru en 2002, Gibier à poil et à plume aux Éditions de l'Homme, un ouvrage qui avait fait grand bruit à l'époque car rien de tel n'avait été produit jusqu'alors. Dans ce livre, l'auteur propose un travail raffiné et complexe du canard, des gélinottes, du faisan et du cerf qui élève tous les gibiers au même rang que les viandes nobles. «En réalité, les Québécois possédaient une richesse exceptionnelle dans leur forêt et les seules personnes qui pouvaient en profiter étaient celles qui chassaient ou qui avaient des parents chasseurs. Seulement, ils préparaient mal les gibiers, ne savaient pas en tirer le meilleur parti et souvent les viandes étaient sur-cuites, servies sèches et sans goût.

 

«Et les recettes se limitaient souvent à la tourtière et au rôti, des préparations pas tout à fait adaptées à des viandes particulièrement savoureuses.» En outre, ajoute-t-il, «très peu de Québécois savaient qu'on pouvait manger autre chose que de l'orignal et du chevreuil. Le pigeon, les cailles, le boeuf musqué, le lièvre, le caribou et même le phoque, l'ours et le castor sont des viandes étonnantes quand elles sont bien préparées».

Il a vite essayé de mettre ces viandes - du moins celles qui étaient légalement exploitables grâce aux élevages - aux menus des restaurants où il a collaboré en travaillant les sauces, les cuissons. C'est ce qu'il présente dans son livre.

Au-delà de ces publications, Jean-Paul Grappe, est davantage qu'un cuisinier qui compile - certains diraient compulsivement - les recettes depuis des années (il en est à son huitième livre). C'est avant tout l'un des professeurs de cuisine les plus aimés et respectés du Québec. La preuve? Plusieurs de nos meilleurs jeunes chefs actuels sont passés par les classes de M. Grappe à l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec : Martin Picard, Daniel Vézina et Stelio Perombelon, entre autres célébrités locales.

Comme plusieurs grands cuisiniers, formés aux écoles classiques françaises, «Monsieur Grappe» comme l'appellent chaleureusement ses anciens étudiants, nous a expliqué qu'il avait toujours eu ce souci de former d'autres générations au métier de cuisinier. Son passage dans des maisons montréalaises prestigieuses correspondait d'une certaine manière à des changements qui s'annonçaient déjà.

«Je voyais bien que les jeunes avec lesquels je travaillais ne fonctionnaient pas de la même manière qu'en Europe. Ils étaient plus indépendants, moins craintifs devant la hiérarchie, qui est impitoyable en France. Ici, on s'affirmait beaucoup plus rapidement que là-bas, et les jeunes cuisiniers ne chialaient jamais.»

 

À l'époque, Montréal comptait très peu de restaurants de haut niveau. Mais ceux qui avaient pignon sur rue étaient parfois exceptionnels, sauf qu'ils étaient hors de portée des portefeuilles moyens, dit-il. «Par exemple, l'un des restaurants où j'ai travaillé après avoir lancé La Marée (qui existe encore dans le Vieux-Montréal) s'appelait le Café Martin. C'était un lieu où le service était fait avec style et grandeur, à la manière des grandes tables classiques d'autrefois. On servait au guéridon, l'argenterie venait d'Italie, les murs étaient couverts d'oeuvres d'art et le service était fait par une brigade impeccablement policée, c'était la super classe.»À mesure que la cuisine s'est démocratisée, que la classe moyenne a eu la possibilité de s'offrir des repas aux bonnes tables, celles-ci se sont multipliées. «L'offre et la demande», souligne M. Grappe en souriant. «Le service sur assiette a remplacé le guéridon ; la technologie est venue remplacer le travail manuel et artisanal en cuisine. En un mot, si d'un côté plus de gens pouvaient se permettre l'addition, en revanche le côté spectacle de la découpe en salle, celui du service de flambée, tout ça a disparu.»

Cela dit, sans tomber dans la nostalgie d'une cuisine souvent qualifiée d'ampoulée par les contemporains, M. Grappe souligne l'importance du métier: «Les serveurs de l'époque étaient même fins psychologues; ils savaient faire davantage que mettre une assiette devant un client. Ils leur faisaient passer un bon moment, les faisaient rêver.»

Aller au restaurant est devenu une activité courante, et le nombre de restaurants a explosé. Le reste est de l'histoire connue, la demande de produit local de qualité a suivi, les producteurs se sont spécialisés, la connaissance générale des Québécois en matière de cuisine a eu pour effet que la clientèle s'est aussi grandement raffinée. Dans ce contexte de changements, le départ des fourneaux pour le pupitre de professeur à l'ITHQ a été pour M. Grappe mais aussi pour toute une génération de jeunes cuisiniers, un passage obligé et providentiel.

J'AI LU

Gibier à poil et à plume, Éditions de l'Homme, Jean-Paul Grappe

Que dire de plus sur cet étonnant ouvrage, publié une première fois en 2002 et repris et revu dans cette deuxième version, additionnée de plusieurs annexes très détaillées sur la découpe des principaux animaux sauvages de nos régions? Qu'il est unique et servira non seulement aux chasseurs et aux amateurs d'émotions fortes, mais aussi aux cuisiniers qui voudraient s'initier à cette cuisine parfois complexe et encore un peu nimbée de mystère. Un ouvrage qui sort le chevreuil et l'orignal de la tourtière et les fait entrer au panthéon des produits nobles.