Tout l'été, La Presse donne la parole à ceux qui réinventent notre terroir. Des gens qui ont pris de sérieux risques pour se lancer dans des cultures moins populaires que d'autres ou qui ont décidé de faire les choses différemment. Ils créent maintenant dans leurs champs, leurs fermes, leurs brasseries et leurs fromageries des produits qui se trouveront bientôt sur votre table. Chaque samedi, découvrez ces gens d'avant-goût.

Vendredi soir au restaurant DNA, dans le Vieux-Montréal. Le restaurant se targue de faire la part belle aux producteurs locaux, mais n'hésite pas à saupoudrer des flocons de piment d'Espelette sur son poisson. Faux pas du proprio? Nenni. Les flocons en question viennent de Sainte-Béatrix, une petite municipalité de Lanaudière qui pourrait bien voir son piment devenir aussi réputé que celui du Pays basque.

 

Le piment de Sainte-Béatrix n'en est qu'à sa deuxième récolte. Pour l'instant, il est le secret le mieux gardé des gastronomes québécois. Dans les cercles d'initiés, ceux qui y ont goûté ne veulent plus que lui pour parfumer leurs plats.

Plutôt que d'être réduits en poudre, les piments séchés sont présentés en petits flocons. L'arôme et le goût se conservent beaucoup mieux, explique Jean-Pierre Cloutier, producteur de piments de cultivar Gorria, le même que celui qui a mis la petite municipalité d'Espelette sur la mappemonde gastronomique. Mais le piment de ce coin-là est bien protégé par une appellation d'origine contrôlée, comme le sont le champagne ou le brie de Meaux, par exemple, qui assure qu'on ne peut utiliser les noms des produits ailleurs. Dans ce cas, Jean-Pierre parle plutôt de ses piments Gorria. Et il n'est plus le seul à en parler.

«Pour terminer un poisson, c'est extraordinaire, explique Alex Cruz, copropriétaire du restaurant DNA. La texture est très intéressante. Ils ont un côté fumé et épicé, mais avec une finale sucrée que le piment d'Espelette n'a pas. Ça doit être ça, le terroir.»

C'est aussi la patience. Jean-Pierre et son associée Mychelle Tremblay passent un temps fou dans leur serre. Ils ne se fient pas qu'à la couleur du fruit pour la récolte. Ils palpent chaque piment, un à un, pour s'assurer qu'en plus d'avoir la couleur désirée, il a aussi la souplesse qu'il faut. Une attention qui n'est possible que pour une production artisanale, mais qui explique ce goût sucré que perçoivent, en finale, les amateurs au palais aiguisé.

La culture du piment à Sainte-Béatrix est aussi complètement écolo. Les semences sont bio. Les maraîchers n'utilisent pas d'engrais chimiques ni de pesticides. Lorsqu'il y a eu un problème de pucerons au printemps, les producteurs se sont fait venir des coccinelles... par la poste! De la bourrache a aussi été plantée au bout des rangées de plants de piments pour repousser les insectes qui auraient l'idée de s'attaquer aux précieux fruits.

Au départ, l'équipe de producteurs voulait vendre ses produits frais, plutôt que séchés. Mychelle a fait une tournée de restaurants avec ses beaux piments rouge pompier, mais les chefs n'ont pas mordu. «C'est un piment, ce n'est pas un poivron, explique-t-elle, dans la petite serre louée pour la production. C'est plus robuste et il faut savoir le travailler.»

Que faire alors avec tous ces beaux piments? Déshydratation. Pas question de tresser et de faire sécher les piments au soleil dans notre climat incertain. Le procédé de déshydratation prend 12 heures. Les piments sont ensuite réduits en flocons. Selon Jean-Pierre Cloutier, cela contribue certainement à conserver la saveur si caractéristique du Gorria. Et, contrairement à la poudre, les essences restent plus longtemps et se diffusent mieux en cuisson, explique le maraîcher.

Les flocons ont été placés dans de petites fioles de verre, tel un précieux élixir. Il ne restait qu'à trouver preneur pour les 700 premiers flacons.

Jean-Pierre Cloutier et Mychelle Tremblay sont des urbains du Plateau-Mont-Royal. Ils y habitent encore, à l'année, une fois la récolte des piments terminée. L'automne dernier, ils se sont donc naturellement tournés vers des commerces d'alimentation spécialisés de leur voisinage, fioles en main. Ils ont fait mouche: les spécialistes ont immédiatement reconnu les qualités des piments de Sainte-Béatrix. Mieux encore, ils en ont parlé à leurs clients d'influence. La romancière Chrystine Brouillet, qui est aussi une gourmande avouée et respectée, faisait partie du groupe. Elle a mis la main sur le piment québécois, l'a adoré, l'a adopté et en a parlé dans les médias.

De trois ou quatre commerces montréalais, les points de vente se sont alors multipliés. Il y en a une douzaine maintenant dans la province, moins d'un an après la première livraison de flocons. Et il n'y a plus de piments de la récolte 2008 en stock.

Heureusement, les premières récoltes de l'an 2 sont commencées depuis une semaine.

La production est, pour l'instant, petite. Toute petite. Il y avait 400 plants l'année dernière, il y en a 600 cette année. La serre est déjà utilisée à pleine capacité alors que l'intérêt pour le piment de Sainte-Béatrix, lui, est grandissant. Que faire?

D'abord, faire grossir la bête. Jean-Pierre et Mychelle sont traducteurs de profession, ce qui ne les a pas empêchés de se lancer dans la génétique de leurs piments pour arriver à faire plus dans le même espace. De l'expansion à l'intérieur du même périmètre.

Un Gorria moyen pèse environ 30 g. En réutilisant les semences de leurs plus gros piments, ils sont capables de produire des piments de 80 g. Une fois déshydraté, ce piment qui était si imposant sur le plant ne devient que... 15 g de flocons! Ce qui explique qu'entre deux arrosages, les jardiniers retournent encore à leurs ordinateurs pour faire un peu de traduction.

Jean-Pierre et Mychelle caressent aussi le projet de planter d'autres variétés de piments patrimoniaux. La coiffe d'évêque, un joli spécimen beaucoup plus fort que le Gorria qui, lui, est plutôt «chaud». Le Jimmy Nardelo est aussi dans les plans. Il s'agit d'une ancienne variété de poivron, tout en minceur et en longueur, apportée d'Italie en Amérique par Jimmy lui-même. La petite serre de Sainte-Béatrix deviendrait comme une arche de Noé des piments.

Mais leur projet peut-il devenir rentable?

Oui, répond Jean-Pierre. Déjà, les coûts d'établissement s'amortissent pour cette deuxième récolte. La quantité de piments sera aussi supérieure cette année. Il devrait y avoir au-delà de 1200 fioles après les dernières récoltes, en octobre.

Pour répondre à la demande grandissante, les producteurs songent aussi à intéresser des maraîchers du coin à se lancer dans le Gorria, suivant leur façon de faire.

Ce qui n'est pas dans les plans, étonnamment, c'est de demander une appellation géographique protégée, comme le cousin basque. Trop de travail pour peu de reconnaissance, explique Jean-Pierre Cloutier, qui estime qu'au-delà de l'étiquette, le consommateur choisit le piment pour sa qualité. Le but premier est donc de continuer d'améliorer le piment de Sainte-Béatrix. Même si les producteurs doivent les palper tous. Un à un.

 

À propos des vaches et des veaux des Îles...

Oui, oui, il y avait des vaches aux Îles-de-la-Madeleine avant la création du fromage Pied-de-vent, contrairement à ce que je racontais la semaine dernière. Merci aux nombreux Madelinots qui me l'ont gentiment rappelé. La fromagerie a toutefois réintroduit la vache canadienne aux Îles et l'utilisation commerciale des vaches, d'où la méprise. Il faut aussi noter que la drêche de la microbrasserie À l'Abri du vent qui nourrit les petits veaux des Nathaël est faite de malt et non de houblon, évidemment, le houblon étant cette belle plante grimpante qui est utilisée pour aromatiser la bière. Les veaux, apparemment, adorent! - S. Bérubé