Sans lui, la gastronomie moderne ne serait pas la même. Voilà 20 ans qu'il la transforme. Après avoir tassé les plateaux de fromages et de desserts des grandes «nappes blanches» de jadis, il a fait apparaître des écumes, des poudres, des billes, des gelées improbables et toutes sortes de trompe-l'oeil dans l'assiette. Les plats déconstruits? C'est lui. Les repas gastronomiques qui ressemblent à une série de tapas? Lui encore. Il est catalan, s'appelle Ferran Adrià, et il est le roi de la cuisine dite moléculaire. Mais elBulli, son restaurant mythique, s'apprête à fermer ses portes.

Partout, on parle de cuisine moléculaire. Mais qu'est-ce que c'est au juste? Une cuisine d'avant-garde qui se sert de la science et de ses outils, pour inventer et réinventer des plats, pour créer de nouvelles textures, pour nous faire redécouvrir les aliments sous un autre visage. L'épicentre de cette révolution est en Catalogne, chez elBulli, le restaurant du grand chef Ferran Adrià. Bulles de mozzarella ou baguette fondante de mojito avec ça?

Comment j'ai fait?

Tout a commencé pendant un lunch, à Montréal, cet été.

J'étais avec une collègue pigiste, aussi folle que moi de gastronomie mais beaucoup plus branchée dans les réseaux internationaux. Elle revenait d'un grand événement à Londres où elle avait rencontré des tas de gens qui pouvaient l'aider à obtenir une réservation chez elBulli. «Le problème, me dit-elle, c'est que si je réussis à obtenir une réservation, sans savoir à quelle date ni à quelle heure, comme ça, du jour au lendemain, je fais quoi?

- Tu m'appelles, lui ai-je répondu tout de go. Et on part ensemble.

Et c'est ainsi qu'on s'est retrouvées, le 22 septembre, à 19h30, à Cala Montjoi, sur la Costa Brava, assises à la table du restaurant dont les places sont les plus convoitées du monde entier.

Ouvert seulement quelques mois par année, seulement certains jours et à certaines heures, ce elBulli qui n'a que 50 places n'offre qu'environ 8000 couverts par année aux gastronomes alors que les demandes de réservation dépassent les 3 millions.

C'est d'ailleurs seulement en franchissant la grille, enivrée par les effluves d'eucalyptus des collines environnantes et le bruit de la mer, accueillie par le chef et ses acolytes, que mes doutes ont cessé.

Après sept heures d'avion de Montréal, puis deux heures de voiture de Barcelone, puis 20 minutes de taxi et quelques pas dans les cailloux, j'étais enfin arrivée. Les larmes aux yeux. Comme si je venais de débarquer, enfin, à la table de Gaudì ou de Picasso.

Photo: Marie-Claude Lortie, La Presse

L'effet Adrià même dans les pintxox du pays basque.

De l'art



Pourtant, niché dans une baie magique, à une vingtaine de minutes de la station balnéaire de Roses, ce restaurant absolument unique ne profite pas d'une architecture spectaculaire comme la plupart de ces grands étoilés. La déco est éclectique, voire ringarde, et ce sont des cadeaux reçus année après année, souvent des objets représentant des bouledogues - bulli en catalan - qui meublent l'atmosphère.

Dès que le service commence, toutefois, on oublie tout: on entre dans un univers qui dépasse tous les autres.

elBulli n'est pas meilleur. Il est déjà ailleurs.

«Tout ce qui compte, c'est la créativité», m'a répété mille fois Ferran Adrià, en entrevue, à la fin du repas. Une phrase dont on comprend le sens uniquement quand on est sur place.

En effet, la fameuse cuisine moléculaire, qui a atteint les tables nord-américaines, n'est qu'un premier pas. Oui, on est déjà épaté par les techniques qu'il a mises au point - la sphérification, les écumes, les gelées - et les approches nouvelles - comme ces déconstructions qui, ici, nous ont donné des potages à croquer et des tartes en pièces détachées.

Mais Adrià va beaucoup plus loin. Avec l'aide de son acolyte créateur Oriol Castro, il se sert de ces techniques pour dire quelque chose. Pour surprendre, pour dérouter, pour créer des moments de surprise, d'amusement, de questionnement. La cuisine qu'il propose est réellement un art. On mange en se disant qu'on est vraiment dans les terres de Gaudì, de Picasso, de Miró...

«Est-ce que c'était bon?» m'a-t-on demandé mille fois à mon retour. Mais demande-t-on d'un Dali s'il est beau? N'est-ce pas plutôt l'ensemble de l'impact de l'oeuvre qui nous marque et non pas uniquement son esthétisme?

L'oeuvre culinaire d'Adrià provoque une expérience gustative, olfactive, même sonore et certainement visuelle complexe, qui nous stupéfie, nous transporte.

Oui, mais était-ce bon, vous insistez?

Oui, il y avait des choses exquises (un gaspacho blanc et floconneux comme neige, des fraises de Campari), mais aussi des choses choquantes (un plat d'anémones à peine cuites, de la moelle de thon rouge), des plats que je n'ai pas été capables de terminer, comme ce lièvre pratiquement cru servi avec du «sang», soit un jus de betterave infusé au thym notamment qui avait la consistance, la couleur et la chaleur de l'hémoglobine...

Les assiettes sont parfois très narratives, figuratives, comme une série de plats sur un thème japonais (foie de baudroie, tiramisu au miso et au tofu) ou cette déclinaison sino-ibérique exquise: des wontons de pétales de rose farcis au jambon accompagnés d'eau de melon. Parfois, au contraire, les plats atterrissent sur la table comme des oeuvres abstraites, minimalistes: un «globe de gorgonzola» glacé - dont l'effet fondant a marqué à jamais ma mémoire gustative - une crêpe aux mini-crevettes, des empanadas de nori au citron. C'est éclectique, rempli de références culturelles multiples, compliqué, poétique, interactif.

Et il y a une quarantaine d'oeuvres qui défilent ainsi. «Ça, on prend en deux bouchées, avec les doigts», nous indiquait sans cesse notre serveuse, en français. «Ici, une bouchée.» «On mange d'abord, on boit ensuite.» «On commence par ceci, on finit par cela.»

Photo: Marie-Claude Lortie, La Presse

Anémone de mer elBulli

L'avant-garde



«Personne n'a plus d'imagination que Ferran», affirme le Basque Juan Mari Arzak, un autre grand chef étoilé de la péninsule ibérique, aîné d'Adrià, qui a toujours cru au talent fou de son confrère. «Dans les années 90, dit-il, même quand je n'aimais pas ce qu'il faisait, même quand je ne comprenais pas ce qu'il faisait, je le défendais.»

Car comme tout art avant-gardiste, la cuisine d'Adrià a souvent choqué, fait réagir. Même quand il a décidé de faire disparaître le pain de sa table, relate le chef, ça a fait les manchettes. «Imaginez, raconte-t-il en rigolant. Un gros titre: Adrià ne sert plus de pain.»

L'été dernier, Ferran Adrià a de nouveau fait la une des journaux, partout dans le monde. Mais cette fois, il venait de laisser tomber une vraie bombe: l'annonce de la fermeture d'elBulli tel qu'on le connaît.

Le elBulli nouveau

Épuisé par la combinaison des exigences de la création culinaire et de la production à son restaurant, exaspéré par la nécessité de refuser des millions de personnes chaque année, le maître a décidé de cesser le service. Cet hiver, il fera une brève pause à Noël. Il reprendra l'accueil des convives à la mi-janvier jusqu'au 30 juillet. Mais le 31 juillet, elBulli deviendra une autre plateforme de diffusion de créativité culinaire.

«elBulli ne ferme pas, insiste-t-il. elBulli se transforme.»

Adrià n'est pas très précis sur la forme que prendra cette nouvelle vie, et il parle peu du projet, à Barcelone, avec son comparse de toujours, son frère Albert. Mais une chose est sûre: elBulli sera un laboratoire de création. Le «taller» - atelier en espagnol - où se déplaçait toute l'équipe pendant six mois, à Barcelone, pour inventer les plats servis au restaurant pendant l'autre six mois de l'année, sera maintenant en permanence à Cala Montjoi.

Adrià veut que chaque jour, le fruit des expériences créatives de la journée soit mis en ligne. Un de ses projets est d'assurer une meilleure diffusion de ses inventions. Il vient même de signer une entente avec une société de communication, Telefónica. En outre, Adrià participe à des cours à l'Université Harvard avec un autre grand chef d'origine espagnole mais oeuvrant aux États-Unis: José Andrès.

Sublimation des saveurs, transformation des textures, réinvention des formes et des associations... La liste de sujets qu'Adrià pourra décliner est longue. Mais il promet qu'il y aura toujours un fil conducteur très clair: l'importance de la passion de toujours vouloir tout repenser et d'en prendre la liberté

Les frais de transport de ce voyage ont été payés par Air Transat.

Photo: Marie-Claude Lortie, La Presse

Macaron au lièvre ElBulli.