Est-ce une question de générations? Plusieurs chefs cuisinières en ont vu de toutes les couleurs. Forcées de toujours se prouver, elles en ont bavé. Tandis que d'autres, plus jeunes, ne voient pas du tout les choses du même oeil. Oui, c'est un métier dur, disent-elles, mais c'est dur aussi pour les gars! Alors, il n' aurait plus de discrimination en cuisine? Pas si sûr...

«Est-ce que ça vous dérange si je vous envoie une fille? Les bonnes femmes aux cuisines. Pour des recettes de bonnes femmes!»

«C'est complètement fini», souligne Nicole-Anne Gagnon, seule et unique femme-chef qui enseigne aux cuisines de l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec (ITHQ). N'empêche que des «vulgarités» du genre (et pire encore), elle en a entendu. «Les choses évoluent doucement. Disons ça comme ça.»

Quand elle est entrée comme enseignante à l'ITHQ il y a 12 ans, toutes les femmes en poste avant elle avaient craqué. Parce que «confrontées à un noyau dur de vieux chefs machos, dit-elle. Mais ce n'est plus comme ça».

«Vous savez, dans les corps de métier traditionnellement masculins, on a tendance à dire que les femmes doivent en faire deux fois plus. Eh bien, en cuisine, c'était particulièrement vrai. Si tout n'est pas parfait, cela a quand même tendance à changer.»

Photo: fournie par Denise Cornellier

Denise Cornellier, traiteur

Depuis 10 ans, de plus en plus de femmes chefs se sont fait un nom à Montréal. On pense à Marie-Fleur St-Pierre (Tapeo), Audrey Dufresne (Les Trois petits bouchons) ou à Marie-France Desrosiers (Chez Chose). Pour cause: à l'ITHQ, les filles, jadis quasi inexistantes, comptent aujourd'hui pour 40% des inscriptions. Et dans certains domaines, notamment en pâtisserie, elles sont carrément majoritaires, à 90%.

Une anecdote résume bien le chemin parcouru. En 2003, quand l'ITHQ se lance dans de vastes rénovations de ses locaux, rue Saint-Denis, un agrandissement s'impose: celui des toilettes des femmes! Dans certains cas, il a fallu carrément les doubler de superficie, pour qu'elles atteignent enfin la taille de celles des hommes...

Il faut dire qu'il n'y a pas si longtemps, une femme en cuisine était une anomalie, se souvient Denise Cornellier, qui a fait, dans les années 60, un stage chez Lenôtre, en France. «Je me souviens avoir pleuré! On me faisait éplucher des carottes au sous-sol, raconte la chef traiteuse. Partout où j'allais, j'étais la seule femme. Les Français n'avaient jamais vu ça, une femme en cuisine. La seule raison pour laquelle ils m'ont prise, c'est parce que j'étais québécoise!»

Photo: Bernard Brault, La Presse

Nicole-Anne Gagnon, professeure de cuisine à l'ITHQ

«Au Québec, les gens sont beaucoup plus ouverts. Ce n'est pas du tout la même chose qu'en Europe», soutient la chef Helena Loureiro, du Portus Calle. N'empêche que si la profession se féminise tranquillement ici, ce n'est pas gagné non plus, dit-elle. «Il faut avoir beaucoup de caractère. Il faut s'affirmer dans ce métier. Beaucoup plus qu'un homme.»

Vraiment? «Tout à fait, souligne-t-elle. Pour se faire remarquer (en tant que femme), il faut faire des choses remarquables. Mais cela commence à changer.»

La question se pose alors: la parité est-elle pour bientôt? Nicole-Anne Gagnon n'en est pas si sûre. «Il y aura peut-être toujours une différence, parce que les filles ne pourront jamais mener famille et carrière de front. Moi, j'ai mis ma famille en premier. Et cela m'a nui. J'ai un C.V. moins étoffé. J'ai travaillé à temps partiel. J'ai choisi des postes de jour, dans des endroits pas du tout prestigieux. Et je n'ai pas suivi mes amis en voyage en Europe. La seule chose qui va peut-être bloquer les filles, selon moi, c'est la famille», résume-t-elle.

Photo: Ivanoh Demers, La Presse

Audrey Dufresne, chef au Trois petits bouchons

Un métier comme un autre?

Qu'en pensent les plus jeunes? Toutes s'entendent: c'est un métier difficile. La conciliation travail-famille ne sera pas évidente. Mais pire qu'ailleurs? Pas nécessairement. Vrai, une cuisine, c'est souvent un environnement «macho», répond Michelle Marek, chef pâtissière chez Laloux depuis deux ans. «Cela dépend des chefs, mais disons qu'en général, une cuisine, ce n'est pas l'environnement le plus poli du monde: on travaille très fort, c'est très physique, il fait souvent très chaud, tout le monde est stressé, et souvent, la tension est à son comble.» Du coup, oui, les gars explosent, et les filles... pleurent.

Mais les gars aussi! «Moi, j'ai déjà fait pleurer un gars en cuisine, se souvient quant à elle Audrey Dufresne, chef des Trois petits bouchons. Cela dépend vraiment de la façon dont on gère son stress.» Et si c'est effectivement un milieu plutôt macho, elle préfère en rire. «Une gang de gars, dans un resto ensemble, c'est comme dans un vestiaire de hockey, fait-elle valoir en riant. Dix gars ensemble de moins de 30 ans, c'est sûr que c'est macho! Mais on reste respectueux. Parce qu'on est quand même une équipe.»

Photo: Bernard Brault, La Presse

Marie-Fleur St-Pierre, chef du restaurant Tapeo

De là à dire qu'il s'agit d'un métier d'homme, donc du coup hostile aux femmes, il y a un pas que Marie-Fleur St-Pierre, chef du Tapeo, refuse de faire. «Vraiment pas. Ce n'est vraiment pas comme ça que je me sens, à Montréal, en ce moment. À l'école, on nous a dit que ce serait difficile pour les filles, mais je ne l'ai jamais senti», affirme-t-elle. Dans les cuisines, elle a toujours été entourée de quelques femmes. «Et ç'a toujours été très respectueux.» Oui, c'est une industrie difficile, reconnaît la jeune chef, mais est-ce plus dur qu'ailleurs? «Oui, il y a moins de femmes chefs, parce que la pression est très forte, mais c'est la même chose en médecine! Il y a moins de femmes en chirurgie, et davantage en pédiatrie.»

Même son de cloche de la part de Chloé Gervais-Fredette, des Chocolats de Chloé. «Le milieu de la restauration est très difficile, dit-elle. Tout le monde n'est pas fait pour ça. Les journées sont très longues, il y a beaucoup de stress et les salaires sont ridicules, résume-t-elle. Mais c'est aussi difficile pour les hommes que pour les femmes!»

Si difficile, en fait, qu'après un bref séjour en restauration, elle a réalisé que ce n'était pas du tout pour elle. Et qu'elle préférait, et de loin, aux heures de fou et autres coups de feu, le délinquant monde de la chocolaterie! Un monde où l'on trouve étrangement plusieurs femmes. Tiens, tiens... Plus féminin, le chocolat? «C'est cliché de le dire, mais c'est vrai! Cela demande beaucoup de patience, de minutie. Oh! mais je n'aime pas ça, les généralisations!»

Photo: Bernard Brault, La Presse

Michelle Marek, chef patissière du restaurant Laloux

«Ce soir, le sommelier porte une jupe»



Pour clouer le bec à bien des clients, Élyse Lambert a dû faire preuve de beaucoup d'humour dans sa carrière. Il faut dire qu'il y a à peine 10 ans, certains n'en revenaient tout simplement pas de voir arriver ce petit bout de femme à leur table. «On s'attend plutôt à un monsieur grisonnant, qui détient le savoir absolu...» Du coup, plusieurs clients, voulant l'impressionner (et doutant certainement de ses compétences), n'hésitaient pas à étaler leurs propres connaissances. «Certains veulent m'en montrer. Le vin, c'est comme la confiture, moins t'en as... Mais je le prends, encore à ce jour, comme un défi», dit-elle, bonne joueuse. Car la sommellerie, au Québec, demeure un bastion d'hommes. «Il y a de plus en plus de femmes, mais la sommellerie est encore un métier d'hommes, dit-elle. Et si on veut faire notre marque, il faut être meilleure qu'eux. Parce qu'à compétences égales, on choisit encore un homme.» Certes, depuis quelques années, quelques femmes ont fait leurs preuves. Mais Élyse Lambert craint qu'il ne s'agisse que d'une mode. «Il y a un petit côté tendance à avoir une femme sommelière. Mais ça ne me réjouit pas. Parce que c'est une mode. Et ça passe.» D'où l'intérêt, selon elle, du festival Montréal en lumière, qui donne justement la vedette aux femmes cette année. «Il y a des femmes qui débarquent en ville qui sont de vraies inspirations sur pattes. Plus on va en parler, plus ça va entrer dans les moeurs, et plus la place des femmes va être acquise!»

Célébrer la femme, ouis mais...



Fausse bonne idée? Chose certaine, le thème de Montréal en lumière cette année ne fait pas l'unanimité. «Quand j'ai d'abord pris connaissance du thème - les femmes - j'étais horrifiée, réagit Michelle Marek, chef en pâtisserie au Laloux. Parce que c'est toujours ce que j'ai reproché au festival: chaque année, il n'y a presque pas de femmes! Alors que ce serait si simple. Une année, on a célébré New York, ça aurait été si simple de trouver des femmes! Alors ma crainte, c'est que les organisateurs aient voulu se débarrasser des femmes: on en parle cette année, puis plus jamais.» C'est clair, elle se réjouit des grandes pointures qui arrivent en ville.

Mais sa réjouissance est amère. «Tout ce qui fait parler des femmes est bon, mais j'aimerais tellement mieux qu'on fasse un effort pour en parler plus régulièrement!» Car, faut-il le rappeler, les femmes ont toujours été en cuisine. «Si on y pense deux secondes, on a toujours été là! fait valoir Marie-France Desrosiers, chef de Chez Chose. Mais une femme en cuisine, ce n'est pas sexy comme un homme... Oui, on voit surtout les gars, mais excusez-moi, nous, on a toujours été là, les filles, les mères, les grands-mères. Et les filles aussi font des choses super cool!» Même réaction de la part de Nicole-Anne Gagnon, chef à l'ITHQ. «C'est un bel hommage aux femmes chefs, sauf que ce serait le fun qu'on n'ait pas à le faire...» Car entendons-nous, il est clair que Montréal en lumière ne célébrera jamais les hommes, enchaîne Marie-Fleur St-Pierre, par ailleurs déçue que les organisateurs n'aient pas sollicité les femmes en ville («Moi, je suis une femme, je suis chef, mais ils ne sollicitent pas les femmes chefs à Montréal!»). «Sûrement que les hommes et les femmes sont vus comme différents. Mais en même temps, je ne comprends pas qu'on ait encore ce discours! Moi, je suis une cook. Point. Pas une femme chef!»

Un commentaire repris par plusieurs. «Nos bases sont les mêmes! On a tous appris la même cuisine de base, voyagé en Espagne, etc. On a tous la même démarche», renchérit Audrey Dufresne, des Trois petits bouchons. D'autres, enfin, ne sont pas tout à fait de cet avis. Car si, ici, les femmes ont de plus en plus leur place, il n'en est pas du tout de même ailleurs. «En Italie, j'ai déjà entendu un propriétaire raconter que si sa fille prenait la relève, c'était parce qu'il n'avait pas eu de fils, se souvient la sommelière du Local, Élyse Lambert. Et même à Montréal, on n'aurait jamais eu un thème comme celui-là il y a seulement 10 ans!»

Élyse Lambert, sommelière