Pourquoi cuisiner la tomate et le romarin quand il y a de la betterave, de l'oseille sauvage et de l'argousier? Voilà ce que pense le chef René Redzepi, ce Danois derrière Noma, restaurant de Copenhague qui a lancé une révolution culinaire totalement tournée vers le Nord, les produits sauvages et les techniques ancestrales.

Le plat arrive sur la table dans un bocal de verre à demi rempli de glaçons. Avant qu'on ait le temps de comprendre ce dont il s'agit, le serveur dépose aussi un ramequin de beurre doux fondu et moussu, expliquant qu'il faut y tremper les crevettes que nous sommes sur le point de déguster.

Le hic: ces crustacés ne sont pas cuits. En fait, ils sont encore vivants. Les bestioles sont grouillantes dans leur minivivier glacé. On dirait de dodues sauterelles roses sur le point de bondir hors du pot.

Pour les manger, il faut bien les saisir entre les doigts afin de ne pas les échapper, les tremper dans le beurre et les mettre tout de suite, entières, dans la bouche. Sur le palais, leur carapace croquante a l'effet un peu écorcheur de ces bonbons qui crépitent dont raffolent les enfants.

Le moment est intense et évoque passionnément l'océan. On a l'impression d'être à bord d'un bateau dans une position précaire et de croquer un minimorceau de la vie que la mer nourrit et nous offre.

Bienvenue chez Noma.

Installé sur les quais, dans un entrepôt historique de Christianshavn, à Copenhague, avec vue spectaculaire sur les façades carte postale plantées de l'autre côté d'un de ces bras de mer qui façonnent la capitale danoise, Noma est un restaurant totalement hors des sentiers battus.

Son chef, René Redzepi, est un innovateur qui repousse les limites de la cuisine, à sa façon. Contrairement aux plus créatifs de ses contemporains, il explore non pas la chimie culinaire, mais plutôt l'histoire et les techniques ancestrales. Et à l'opposé de ses collègues étoilés, il tourne le dos au Sud pour aller faire son épicerie dans les territoires nordiques autrement boudés de tous. Le nom Noma se veut d'ailleurs une abréviation de NOrdisk MAd, qui signifie «nourriture nordique» en danois.

L'été dernier, la célèbre liste San Pellegrino des 50 meilleurs restaurants du monde l'a consacré numéro un. Noma prenait ainsi la première place détenue depuis quatre ans par le catalan elBulli, Mecque de la cuisine moléculaire.

Évident, ce choix a fait sourciller les puristes. Il faut dire que l'établissement danois a «seulement» deux étoiles et n'a rien à avoir avec ces restaurants à nappe blanche et guéridon qui ont inspiré les caricatures de L'aile ou la cuisse ou Ratatouille.

Qu'importe. Chez Noma on continue de servir des crevettes vivantes, de la mousse forestière frite et un oeuf de cane sur le plat préparé par le convive, sur une plaque brûlante individuelle apportée à table.

Cuisine nordique

Fondé en 2004 par Redzepi et Claus Meyer, important restaurateur danois, Noma n'est toutefois pas qu'un restaurant. C'est le coeur d'une philosophie culinaire qui a balayé les pays nordiques, fait notamment de nombreux petits en Suède et devrait, selon toute logique, venir un jour au Canada.

L'important chef montréalais Normand Laprise y est d'ailleurs allé l'automne dernier et en est revenu inspiré. «C'est réfléchi, c'est droit, c'est magnifique ce qu'il fait, confie-t-il. Beaucoup de choses m'ont impressionné.» Il se souviendra longtemps d'un petit poireau en trois cuissons - les racines frites, le blanc poché et le vert cru. Et a adoré le pot de crudités plantées dans la terre comestible, plat emblématique. «Les crevettes vivantes? J'ai trouvé ça l'fun.»

La philosophie de Noma et du «manifeste pour une cuisine nordique» est simple et sa rigueur fait penser à celle de Dogma, mouvement cinématographique hyper puriste aussi né au Danemark. Selon ses principes, il faut s'approvisionner uniquement dans les pays du Nord, allant de la Finlande à l'Islande, en passant par les îles Féroé et le Groenland. On oublie donc le citron, le chocolat ou l'huile d'olive et on se tourne plutôt vers l'ail ou le cerfeuil sauvage, l'églantier ou le sureau.

Les techniques sont aussi inspirées des traditions nordiques. Les crevettes vivantes, par exemple, sont un hommage aux langoustines que les pêcheurs des îles Féroé mangent vivantes, dans leur bateau. De la même façon, «peaux de lait» traditionnelles, vinaigres parfumés, viandes et poissons marinés, fumés et séchés selon des méthodes ancestrales, tout comme les baies aux noms uniquement locaux et les épines de sapin trouvent aussi leur chemin vers les assiettes servies chez Noma. Et quand on sert la viande comme le boeuf musqué, par exemple, les Laguiole traditionnels des grands restaurants laissent place à des couteaux façonnés en Laponie, dotés d'un manche en bois de rennes.

Même les chaises sont couvertes de peaux d'animaux, tandis que le mobilier est évidemment en teck et de fabrication danoise avec design des années 50, époque glorieuse du pays d'Arne Jacobsen.

Ici?

Normand Laprise aimerait bien qu'un jour, des chefs puissent avoir une démarche semblable ici. «Mais ce qu'il y a là-bas qu'on n'a pas ici, c'est l'appui des gouvernements.» Car pour dénicher les produits indigènes, les récolter, assurer leur acheminement jusqu'aux restaurants, il faut accomplir des efforts colossaux qu'un seul établissement ne peut assurer. «Et on devrait offrir cette aide, ajoute Laprise, car un tel restaurant apporte beaucoup à la communauté.»

Depuis que Noma récolte les honneurs, le tourisme gastronomique a explosé à Copenhague. Soudainement, le Danemark est arrivé sur la carte gourmande du monde. Le restaurant rayonne. Les émules et petits cousins se multiplient, y compris Relae, ouvert par l'ancien second de Redzepi, Christian Puglisi.

Mais l'influence rejoint aussi la Finlande ou encore la Suède où des chefs comme Magnus Nilsson, de Faviken, et Fredrick Andersson, du Mistral, font parler d'eux, parmi plusieurs autres. Tous dans le même esprit.

Et dans quelle direction s'en vont-ils tous en ce moment? Une des réflexions actuelles, explique Redzepi en entrevue, est de voir si on ne peut pas redécouvrir des produits connus en les utilisant à l'extérieur de leur moment de maturité traditionnelle. Fruits verts, boutons de fleurs, légumes rabougris... Le chef raconte qu'il a mis récemment la main sur de vieilles pommes de terre oubliées dans la terre qui avaient fait tout plein de miniatures petits. «Du caviar de pomme de terre», dit-il.

«En fait, on a tellement à explorer, dans notre propre cour. Année après année, je suis encore constamment surpris par tout ce que l'on trouve.»

Mes plats préférés durant mon repas chez Noma

> Un pot à fleurs en terre cuite rempli de terre comestible, dans laquelle sont «plantées» des crudités. Lorsqu'on sert ce plat, on ne voit que les feuilles. On tire. On sort un radis ou une carotte, dont l'autre extrémité, sous la «terre», était fixée au fond du pot par une trempette à base de purée de pommes de terre. La «terre» comestible est faite de farine de malt grillée et de poudre de noisettes, liées par de la bière noire. Cette préparation est confectionnée en deux parties, une plus séchée que l'autre, pour donner une vraie consistance de terreau.

> Un plat de résistance végétarien présentant céleri rave braisé, oseille et truffes de Gotland, île du sud de la Suède.

> La bière maison préparée à base d'eau de bouleau.

> La soupe à l'oignon déconstruite, combinaison d'oignons déclinés de multiples façons - confit, en compote, mariné - et qui est servie avec du fromage fondu, du mouron des oiseaux et du tapioca.

> Un amuse-bouche fait de fines pellicules de pétoncles séchés et fumés.

> Un risotto de noix de hêtre vertes.