Peut-on devenir un bon chef de cuisine à 20 ans? Jean-Michel Lorain n'en est pas du tout certain. À ceux qui croient, en regardant les émissions de téléréalité, que la cuisine c'est facile, c'est glamour et c'est aisément accessible, il n'a qu'un conseil: oui, la gastronomie est un ascenseur social formidable, mais encore faut-il étudier, travailler et travailler encore. Et prendre le temps de bien apprendre, si on veut aller loin.

«Aujourd'hui, on va trop vite «, laisse tomber le chef Jean-Michel Lorain. « Il faut prendre le temps de faire les choses à partir du début. Ce n'est pas toujours facile à expliquer aux jeunes. «

Assis dans un des salons du Reine Elizabeth où il s'apprête à cuisiner un grand repas de gala, Lorain, chef du légendaire Côte-Saint-Jacques, à Joigny, discute formation, jeunesse, expérience. Dans la salle, des serveurs font goûter aux journalistes des escargots en pâte filée. La Bourgogne natale du chef n'est pas loin. Les traditions françaises non plus.

Pour bien cuisiner, ajoute Lorain, il faut du savoir-faire et donc de l'expérience. Il faut du vécu aussi, pour faire des liens, chercher des références. Et il faut avoir quelque chose à dire.

Pour combiner toutes ses capacités, il faut donc avoir étudié et travaillé pendant quand même quelques années.

La célébrité et les restos en série à tout prix avant 30 ans?

Disons que ce n'est pas exactement ce que privilégie le chef qui a pourtant été parmi les plus jeunes trois étoilés Michelin. « Moi-même j'aurais pu voyager et apprendre quatre ou cinq ans de plus «, dit-il.

La haute voltige moderniste dès la sortie de l'école?

«Je me méfie surtout des apprentis sorciers, sans le talent...»

Lorain était récemment à Montréal pour le grand repas de gala de la Fondation de l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec. À chaque année maintenant, la fondation fait venir un chef d'un Relais et Château. L'an dernier, c'est le Breton Olivier Rollinger qui est venu oeuvrer dans la cuisine gigantesque du Reine Elizabeth, où a toujours lieu l'événement. L'année d'avant, on a invité Michel Troisgros, dont la famille a été au coeur de l'avènement de la « Nouvelle cuisine « française dans les années 80.

Cette année, M. Lorain a pris le flambeau. L'événement, qui a fait salle comble, a permis d'amasser 340 000$ pour la fondation, qui se sert de cet argent pour aider de jeunes diplômés de l'ITHQ à aller faire des stages dans de grandes cuisines de Relais et Châteaux.

M. Lorain en a accueilli d'ailleurs chez lui. « J'en reçois depuis trois ans. Ce sont des jeunes très motivés. Et c'est important pour nous de les recevoir, d'aider à les former, d'apporter notre pierre à cet édifice. «

Lorain aime former les nouveaux. Parmi les 75 personnes qui oeuvrent à la Côte-Saint-Jacques, la moitié sont « dans un cycle de formation «. Leur séjour leur permet d'apprendre à travailler précisément, comme il faut, à maîtriser les techniques les plus essentielles, à perfectionner leurs expertises. « Il faut capitaliser le savoir «, dit le chef. « Prendre le temps d'apprendre n'est jamais du temps perdu. «

En France, comme à Montréal, il constate lui aussi que bien des jeunes cuisiniers veulent sauter les étapes. Prendre les rênes d'une cuisine alors qu'ils n'ont pas la profondeur technique, culturelle et créative pour le faire.

Selon lui, c'est un peu la conséquence de toutes ces émissions de téléréalité portant sur la cuisine et autres séries de type Top Chef, qui montrent de très jeunes cuisiniers devenir rapidement des vedettes. « Picasso était un grand technicien, un pur et dur de formation classique. Ça lui a beaucoup servi. L'absence de technique, on ne peut jamais la masquer complètement. « À la limite, ajoute-t-il, on peut continuer mais avec une offre moyenne et une cuisine qui ne prend pas de risques. En l'écoutant, on pense évidemment à tous ces restaurants qui se sont réfugiés dans la cuisine « confort « et qui se multiplient. À tous ces tartares offerts partout. À tous ces braisés, ces coquillages souvent banals, servis nature... On pense à tous ces restaurants où la technique manque. Mais aussi à ceux qui, même s'ils travaillent avec des produits simples et bon marché, se démarquent.

Pour le chef de Joigny qui est revenu en 1983 travailler auprès de son père dans cette institution fondée en 1945 par sa grand-mère, il y a quatre piliers à la création en cuisine. D'abord, il y a le produit, qu'il faut savoir choisir, évaluer, trier. Puis, il y a la technique, qui est centrale. « On ne peut pas bien faire ce qu'on ne maîtrise pas. «

Ensuite, toute création culinaire doit faire appel à un parcours, à une profondeur, à des références. Pour combiner des saveurs, pour superposer des produits, il faut les connaître, les avoir vus ailleurs, avoir eu des expériences.

Le dernier grand pilier, c'est le rêve. C'est la partie purement créative où on imagine ce qu'on veut transmettre, partager.

Tous ces éléments doivent être réunis pour construire un repas qui ira au-delà de l'évidence et des valeurs sûres. Qui charmera. Et qui fera que le chef aura réellement mérité toute l'attention que l'on accorde aujourd'hui aux vedettes des fourneaux.