C'est la dernière mode chez les gastronomes à Seattle: celle du restaurant éphémère, qui s'installe pour quelques heures ou semaines quelque part et, à peine le buzz enclenché, met la clé sous la porte, un petit tour et puis s'en va voir ailleurs... Le chef de file de cette nouvelle tendance, c'est «Shophouse Seattle».

Son fondateur, Wiley Frank, officie la plupart de ses nuits comme sous-chef dans les cuisines du très trendy restaurant «Lark». Mais, une fois par semaine, avec sa femme, Wiley Frank installe ses casseroles au «Licorous», un bar de son quartier, qui se transforme alors, le temps d'une soirée, en restaurant servant la cuisine simple, authentique et parfumée des rues de Thaïlande. Ces restaurants «pop-up», ou éphémères, poussent soudainement comme des champignons, s'installant provisoirement dans un bar, une galerie d'art, un restaurant en difficulté, ou des endroits insolites où l'on ne sert habituellement pas de nourriture. Puis, après une journée, une semaine ou un mois, ils ferment, pour ailler faire irruption et sensation ailleurs. Pour les chefs, les «pop-up» sont un moyen de tester de nouvelles idées, de lâcher leur créativité, de se faire connaître dans de nouveaux quartiers, et de prendre des risques, limités, sans avoir à y investir l'argent et l'énergie nécessaires à l'ouverture d'un nouvel établissement traditionnel.

Pour Wiley Frank, c'est l'occasion de s'impliquer dans un projet entrepreneurial qui lui laisse tout de même du temps pour sa vie de famille... Pour les clients, le resto éphémère permet l'accès à une cuisine haut de gamme à des prix plus abordables, conjugué au frisson ludique d'avoir participé à une expérience inédite et fragile... Les restaurants «pop-up» ont donc rejoint les camionnettes-restaurants au palmarès des tendances culinaires de l'année 2011, selon l'enquête que mène annuellement auprès des chefs l'Association nationale de la restauration américaine. Ils correspondent bien à cette nouvelle génération américaine d'amateurs de bonne chère, plus jeune et aux papilles de plus en plus sophistiquées. Et se marient à merveille avec l'explosion des réseaux sociaux, où le buzz autour d'un restaurant éphémère se fait aussi vite que nécessaire...

Dans un secteur qui peine à se remettre de l'impact de la crise, laquelle a tout particulièrement frappé les établissements indépendants et haut de gamme, la guerre pour les parts de marché est sans merci: «Ce sont les plus créatifs, les plus innovants, qui titillent l'intérêt du consommateur, qui seront les gagnants», estime Bonnie Riggs, analyste au groupe de recherche NPD Group. Cette créativité et cette innovation sont plus faciles à mettre en musique dans le cadre d'un restaurant éphémère que dans un établissement traditionnel, contraint de donner satisfaction à des investisseurs qui attendent des bénéfices... Le chef californien Dan Moody s'est fait les griffes dans le secteur de la restauration éphémère aux côtés de l'un de ses pionniers, Ludo Lefebvre, qui lance des «pop-up» à Los Angeles depuis 2007. Et depuis qu'il s'est lancé à son compte, il ne se lasse pas d'une formule synonyme pour lui de liberté, et qui lui permet de «s'amuser plus». Dans un restaurant traditionnel, il ne pourrait pas se permettre par exemple de changer la carte souvent, les clients s'attendant à retrouver leur plat favori dans un établissement où il reviennent, explique-t-il. «Ce qui fait l'attrait des restaurants éphémères, c'est que (...) les gens ont l'occasion d'y voir la créativité d'un chef, libéré des contraintes d'un patron, d'investisseurs... C'est la cuisine du chef, comme il veut la faire». Bien sûr, ouvrir un restaurant éphémère comporte des risques, des difficultés et des écueils. Chaque ville a sa propre ribambelle de régulations pour ce qui est des licences et autorisations.

Et pour ce qui est des restaurants éphémères dans des espaces non conventionnels, les chefs se faufilent dans les zones grises de la législation... Moody a par exemple mis trois mois à se trouver un lieu et deux autres à le mettre en état avant de pouvoir ouvrir son Relate Restaurant». Dénicher une équipe prête à travailler pour une expérience de courte durée a été plus difficile qu'il ne l'aurait cru... Il a dû apprendre sur le tas comment gérer toute l'affaire, au-delà des fourneaux auxquels il était jusque-là cantonné... Et si le risque financier est moindre, le restaurant éphémère nécessite quand même un capital de départ: Moody s'est fait prêter de l'argent par ses parents, qu'il n'a toujours pas remboursés...

A Boston (Massachusetts), «Eat» est une affaire éphémère qui roule, rondement menée par juste deux complices: Aaron Cohen, consultant marketing et Will Gilson, chef du restaurant gastronomique de Cambridge «Garden at the Cellar». Une fois par mois, ils occupent un espace non-restaurant et le transforment le temps d'un week-end. Avec l'aide de copains payés en nature (bière et whisky principalement...) ils investissent l'espace et se lâchent avec humour, servant des plats à basse de cheveux d'ange dans un salon de coiffure, ou une soupe qui ressemble à un cappuccino s'ils se sont installés dans un coffee shop... Si l'expérience est réjouissante, les coups de panique y sont fréquents, en général avec un réveil angoissé à six heures du matin, explique Aaron Cohen. Mais pour les habitués de «Eat», qui s'arrachent les billets dès qu'ils sont mis en vente, l'un des plaisirs est justement de ne jamais savoir exactement à quoi s'attendre...

Nés dans l'esprit fertile de quelques marginaux des fourneaux, le concept du restaurant éphémère a gagné désormais les grosses pointures... Comme la papesse américaine de l'art de vivre Martha Stewart, qui a ouvert à New York en mars une pâtisserie «pop-up» pendant deux jours, histoire de fêter la sortie d'un nouveau livre de recettes sucrées. Ou la James Beard Foundation, institution culinaire américaine vieille de 25 ans, qui a ouvert en avril, et jusqu'au 15 mai, un établissement éphémère accueillant des chefs invités parmi les plus grandes toques de la planète, au Chelsea Market de New York. Avec de gros moyens et des sponsors comme Delta Airlines... A mille lieux du bricolage, l'esprit de la formule pourtant demeure, comme expliquait le vice-président de JBF Mitchell Davis, la tête pleine après deux mois de galères logistiques, le jour de l'inauguration: «d'un côté, vous aimeriez que ça dure toujours. Mais si c'était le cas, vous ne le feriez jamais... Nous sommes tous prêts à travailler vraiment dur pour une explosion d'énergie, sur une période donnée, sachant que le 15 mai, nous pourrons fermer et retourner à nos vies».

Sur le Net: Shophouse Seattle: https://shophouseseattle.com/ Relate Restaurant: https://www.relaterestaurant.com/ Eat: https://wheretoeat.in/home/ JBF LTD: https://popup.jamesbeard.org/ LudoBites: https://www.ludolefebvre.com/ludobites nc/v