Que diriez-vous d'un gâteau au fromage à la framboise et au poivron rouge?  D'une crème glacée à la tomate? Ou encore d'un cake à la cerise et à la betterave? Ces desserts existent, tout comme les biscuits aux brisures de chocolat, noix de pécan et bacon et la chantilly aux cèpes. Depuis quelques années, la frontière entre les ingrédients traditionnellement réservés aux plats salés et ceux des plats sucrés disparaît. Sur les grandes tables, comme au café du coin. Au fait, voulez-vous  un petit peu d'huile d'olive avec votre mousse au chocolat?

Au restaurant DNA, dans le Vieux-Montréal, on a récemment proposé de la panna cotta au chocolat et au sang de cochon. Au Boucan, rue Notre-Dame, on ajoute du bacon aux brownies. Et cet hiver, à la Brasserie T, la glace à la truffe était préparée avec de vraies truffes. Oui, des champignons! Jamais vu ça un champignon dans un dessert? Alors c'est que vous ne fréquentez pas le pâtissier Patrice Demers, du restaurant montréalais Les 400 Coups, qui crée toutes sortes de combinaisons audacieuses avec ce type de lactaire que l'on appelle en anglais champignon «candy cap», chapeau de bonbon.

Carotte braisée dans le sucre de canne, sorbet au fenouil, crème prise au tabac, glaces à la sauge, au basilic ou au vinaigre... La limite en cuisine entre ce qu'on appelle salé et ce qu'on estime du dessert n'a jamais été aussi floue. Sur les grandes tables comme les plus modestes. À Montréal autant qu'à Londres ou New York.

Chez le Celler de Can Roca, à Girone en Espagne, on utilise des olives noires dans une création évoquant la vanille. Chez COI, à San Francisco, la carotte se mange avec de la crème, de l'avoine et du café. Chez Tapaç24, à Barcelone, la ganache au chocolat est nappée d'huile d'olive tout comme le gâteau au chocolat et à la fleur de sel d'Inaki Aizpitarte, du Chateaubriand parisien.

Desserts sans frontières

«Les nouvelles frontières du dessert? Il n'y a plus de frontières», lance le grand maître du dessert Jordi Butrón, en entrevue il y a quelques mois à Espai Sucre, à Barcelone, un restaurant et une école de pâtisserie dont le nom se traduit tout simplement par «espace sucre». Ses créations combinent agrumes et roquette ou concombre et «ginger ale».

Autrefois, les pâtissiers étaient isolés, enfermés de leur côté, dit-il. Aujourd'hui, ils partagent les mêmes techniques que leurs confrères du salé. «Les façons de créer sont les mêmes», ajoute Butrón. Sauf que, comme le dessert n'est pas une nécessité, mais essentiellement un plaisir, il doit se justifier. Par ses saveurs, son équilibre, son ingéniosité.

Toutes les créations baroques que l'on découvre actuellement ne sont pas réussies. «Faire un dessert bizarre, c'est facile», note Butrón. Encore faut-il que la charpente se tienne, qu'il y ait complémentarité des saveurs, des textures.

«Un dessert à la fois créatif et bon, c'est le plus difficile. Donc, je commence par les goûts et ensuite, je cherche les techniques», ajoute le pâtissier catalan.

Pionniers du salé

On attribue souvent à son compatriote iconoclaste Ferran Adrià (elBulli) et à son frère Albert la paternité de cette vague de transformation du dessert, mais il y a longtemps que des expériences sont faites en ce sens, en France notamment. Un des desserts les plus connus du grand chef Alain Passard, du restaurant parisien L'Arpèges, est une tomate aux 12 saveurs sucrées, servie en dessert et créée en 1986. Aussi à Paris, le pâtissier Pierre Hermé s'amuse ferme depuis longtemps à saler ou pimenter le chocolat. Et connaissez-vous les chocolats apéritifs à la ganache au roquefort ou à l'époisses du chocolatier Jean-Paul Hévin? Il en fait depuis une dizaine d'années.

Ce qu'on constate toutefois en regardant de près la cuisine des Adrià, c'est qu'ils embrassent une contagieuse confusion des genres: macarons au parmesan, glace au gorgonzola, tuiles à l'huile d'olive. Est-on côté sucré ou salé? Les deux. En entrevue, Ferran aime rappeler que les révolutions culinaires ont pratiquement toujours été pilotées par des chefs pâtissiers qui se sont tournés vers le salé, du célèbre Antonin Carême au début du XIXe siècle à Michel Guérard, figure marquante de la nouvelle cuisine française des années 70.

Actuellement, en cuisine d'avant-garde, le partage de techniques et de saveurs du dessert vers le salé se voit donc lui aussi partout. On n'a qu'à penser à l'exquise glace au maïs sur glace au sel du Montréalais Normand Laprise.

Cela dit, peu de chefs se sont amusés autant avec cette confusion des genres qu'Albert Adrià qui nous a expliqué, lors d'une entrevue récente, qu'il avait abandonné l'idée d'être un gars spécialisé dans ce qu'on appelle traditionnellement le dessert. Il se veut chef, tout simplement.

Une de ses créations récentes les plus spectaculaires, emblématiques de ses savoureux glissements, est une boisson qui était servie durant la dernière année d'existence du restaurant elBulli, en accompagnement d'un plat salé. Ce jus tiède, un peu sucré, mais aussi un peu salé, collant et très rouge, était servi dans un verre à vin pour rendre l'expérience encore plus déroutante. On en prenait en effet une bonne rasade pensant que c'était du vin, pour se demander ensuite si ce n'était pas plutôt... du sang! Surtout qu'on le servait avec un plat de viande de lièvre dont on aurait dit qu'il venait à peine d'être chassé.

En fait, il s'agissait d'un jus de betterave et d'orange, infusé aux herbes, conçu au départ pour un événement en Finlande, où il devait ponctuer d'un grand trait rouge un dessert de sorbet blanc, le tout évoquant dramatiquement la chasse aux rennes en Laponie.

Les légumes font depuis longtemps partie des desserts, dites-vous? Le cacao est depuis toujours dans la sauce mole salée du Mexique? Le sucre est omniprésent dans la cuisine chinoise ou américaine? Peut-être que la frontière entre le sel et le sucre a toujours été flexible. Mais on est maintenant dans un univers pas mal plus éclaté que les muffins aux courgettes ou le gâteau aux carottes.