D'abord un fait qui va vous étonner: 90% des graines de moutarde produites dans le monde le sont au Canada. La Saskatchewan, à elle seule, produit plus de la moitié des graines consommées et exportées partout sur la planète. Par conséquent, chaque fois que vous plongez votre cuillère dans un pot de Dijon ou de Grey&Poupon, vous consommez (presque) un produit local.

Comme c'est le cas dans d'autres industries, le Canada fournit ici la matière première; elle est ensuite transformée en France, en Italie et en Angleterre. À l'ère de la mondialisation, il ne faut pas s'en étonner. C'est la même chose avec les escargots de Bourgogne qui, pour la plupart, ont quitté la Bourgogne depuis un bon moment déjà, et le pain d'épice, maintenant produit en Hongrie.

 

Que la moutarde soit de Dijon, de Meaux ou de Crémone, c'est un condiment vieux comme le monde. Et si elle vient d'Asie, c'est une sous-variété de chou dont on ne connaît pas précisément le lieu d'origine ni l'époque à laquelle elle a migré en Europe. Mais on en connaît les vertus thérapeutiques et gastronomiques de même que la recette depuis des centaines d'années, et on en fabrique en Europe en quantités importantes depuis le Moyen Âge. À tel point que les «moutardiers», ceux qui écrasaient les graines de moutarde et les malaxaient avec de l'eau ou du verjus (du jus de raisin vert), afin de produire le condiment que l'on connaît aujourd'hui, s'étaient regroupés en corporation au même titre que les bouchers et les épiciers.

Alors pourquoi la moutarde? Peut-être parce que la plante était entièrement comestible, que ses feuilles et ses tiges se consommaient crues ou cuites (c'est encore le cas chez les Chinois et les Vietnamiens), et contenaient une importante quantité de vitamine C (qui combattait le scorbut, entre autres, mais on ne le savait pas encore); que ses graines, éclatées et mélangées à du liquide, relâchaient une huile essentielle, l'allylsénevol, qui engendrait l'effet «épicé» ou piquant du condiment et procurait de l'énergie qui réchauffait le corps.

Et surtout, la moutarde aromatisait les fades plats de la cuisine européenne, au même titre que les épices. De plus, on s'est aperçu que la consommation régulière de cette plante protégeait d'autres problèmes fréquents comme les affections respiratoires, les intoxications et l'apparition d'abcès, souvent dus au manque d'hygiène. Il n'y a pas si longtemps, on faisait encore des cataplasmes à la moutarde au Québec, afin de stimuler le système immunitaire. Aujourd'hui, on considère ces pratiques comme des remèdes de grand-mère, mais elles témoignent de la validité des connaissances des herboristes en Occident.

En tout cas, la moutarde est passée d'artisanale à industrielle. Les grandes marques contrôlent aujourd'hui le marché, et il est souvent bien difficile de différencier une marque d'une autre. Par exemple, la marque Grey&Poupon, lancée au XIXe siècle par un Dijonnais, M. Grey, inventeur de la machine à transformer rapidement les graines, appartient maintenant à Kraft, qui la fabrique avec des produits d'origines diverses dans des usines du New Jersey! Et alors qu'il y avait à Dijon des centaines de fabricants, au début du XXe siècle, il n'en reste aujourd'hui que six.

Les amateurs de moutarde artisanale en trouveront encore dans les rues du Vieux Dijon, mais aussi à Merrickville, à 20 minutes d'Ottawa, où Janet Campbell a fondé, il y a une dizaine d'années, une petite entreprise du nom de Mrs. McGarrigle's (en souvenir d'une dame qui confectionnait de la marmelade en Écosse); dans sa petite boutique, elle propose une vingtaine de variétés de moutardes entièrement fabriquées à la main à partir de produits canadiens d'excellente qualité.

Chaque semaine, le deuxième étage de la boutique, qui sert aussi d'atelier pour des cours de cuisine, se transforme en moutarderie du XIXe siècle. Les employés y malaxent et mélangent les graines et le vinaigre, et produisent entre 800 et 1000 pots par jour. Cette production est déclinée en une vingtaine de parfums aussi originaux que «whisky chaud», «champagne crémeux», «porto et canneberges», «wasabi et lime», ou même «chipotle».

Les moutardes Mrs. McGarrigle's commencent à être connues hors de l'Ontario et sont adoptées par les chefs et les amateurs de produits fins. Comme quoi, un produit devenu aussi banal et répandu que la moutarde peut renaître de manière étonnante dans les endroits - l'Ontario rural tout de même - les moins prédestinés!

CARNET D'ADRESSES

Mrs. McGarrigle's 311, rue St. Lawrence, Merrickville, Ontario. 613-269-2736

On peut aussi se procurer les moutardes de cette marque en pots de 60 ml (3$) et de 190 ml (6$), dans les épiceries suivantes:

- les magasins William J. Walter, franchise de saucisses

- les magasins Valmont, avenue du Mont-Royal

- les magasins 5 Saisons, avenue Bernard et avenue Greene

- Diabolissimo, avenue du Mont-Royal Est.

Voici une manière très classique et très française d'apprêter le lapin. Cette recette utilise deux moutardes, l'une «forte», à la manière de Dijon, et l'autre «à l'ancienne», comme on la commercialise encore dans la région de Meaux. Vous trouverez aisément d'excellentes versions de ces moutardes préparées dans les bonnes épiceries fines.

LAPIN AUX DEUX MOUTARDES

Pour 4 personnes

Ingrédients

1 lapin de 1,5 kg environ (coupé en morceaux)

2-3 échalotes françaises

Beurre et huile d'olive ou de pépins de raisin

Sel marin et poivre du moulin

1/2 tasse de vin blanc

3 cuillères à soupe de moutarde de Dijon

1 cuillère à soupe de moutarde de Meaux

2 cuillères à soupe de crème fraîche (ou de crème 35%)

Préparation

Faire dorer les morceaux de lapin dans un mélange de beurre et d'huile dans une cocotte allant au four ou dans une marmite en terre vernissée. Retourner plusieurs fois afin de colorer sur toutes les faces. Saler et poivrer généreusement. Ajouter les échalotes émincées, laisser dorer quelques minutes. Mouiller avec le vin blanc et laisser mijoter quelques minutes en grattant le fond du plat pour mélanger les sucs caramélisés qui se sont accumulés.

Délayer les deux moutardes dans un peu d'eau (ou de bouillon ou de vin blanc) et verser sur le lapin. Remuer afin que tous les morceaux soient bien nappés de la moutarde, puis amener à ébullition. Baisser le feu et laisser mijoter à feu doux et à couvert pendant environ 35 à 40 minutes en retournant les morceaux de temps en temps.

En fin de cuisson, ajouter la crème et bien l'incorporer au bouillon de lapin pour napper entièrement. Laisser cuire quelques minutes seulement avant de servir.

NOTE

Vous pouvez substituer du poulet ou de la pintade au lapin.

Si vous voulez faire quelques variantes à ce plat, substituez de la moutarde à l'estragon à la moutarde de Dijon.

On sert habituellement ce plat avec des pommes de terre sautées à l'huile ou au beurre, mais des haricots jaunes ou verts sautés et une bonne salade verte feront aussi bien l'affaire.