Quand elle est assise au restaurant et que le serveur pose une assiette devant elle, Annie Michaud ne prend pas sa fourchette tout de suite. Sa priorité: prendre une photo de ce qu'elle mangera. Et la blogueuse, qui signe avec son conjoint des textes à saveur culinaire sur le web, est loin d'être la seule à vouloir immortaliser ce qu'elle commande. Portrait d'un phénomène qui exaspère certains chefs.

De pair avec la prolifération des caméras dans les téléphones cellulaires, les photos de restaurants et de leurs plats se sont multipliées sur les blogues, les forums de discussion et les réseaux sociaux. La tendance est tellement forte qu'il y a quelques semaines, le chef du réputé restaurant Alinea de Chicago a publié un billet sur le web, dans lequel il affirme que les images prises par les clients à son restaurant compromettent «l'intégrité des plats».

Grant Achatz se réjouit que les gens apprécient le contenu de ses assiettes au point de vouloir le documenter. Mais trop, c'est trop, dit-il. «Les plats deviennent froids ou fondent pendant que les photos sont prises. Dans des cas extrêmes, l'effet espéré est complètement perdu», écrit le spécialiste de la cuisine moléculaire.

Le chef du restaurant Le Saint-Urbain, dans le quartier Ahuntsic, à Montréal, a entendu parler de la sortie du chef américain. Il pousse un soupir quand on évoque le sujet. «La semaine dernière, elles étaient quatre à la même table à prendre des photos en même temps», raconte Marc-André Royal.

Bien que sa voix soit teintée d'exaspération, le jeune chef assure qu'il n'a rien contre la pratique, tant que les clichés sont pris discrètement.

«Pour l'instant, c'est tolérable, dit-il. Mais des fois, ça va loin. Il y a des fanatiques qui vont prendre en photo le beurrier, le beurre et la fleur de sel sur le beurre...»

Connus sur le web comme les «2capricieux», Annie Michaud et Dominique Bérubé tâchent de ne pas se faire remarquer quand ils immortalisent leurs plats pour les afficher sur leur blogue.

«Il nous arrive d'aller manger au resto avec d'autres blogueurs et il y en a qui ont des appareils photo avec un trépied et un flash. Je pense que s'il y a un flash, ça dérange les autres clients», dit Annie Michaud.

C'est elle qui prend la plupart des photos à l'apparence très léchée affichées sur le blogue. Il lui arrive de tourner son assiette avant de prendre une photo pour obtenir une meilleure prise de vue, mais Annie Michaud refuse de sacrifier son appétit.

«Je ne cherche pas la photo parfaite, dit-elle. Il m'arrive de manger avant et de prendre une photo qui montre qu'il n'y a plus rien dans l'assiette, juste parce que je n'avais pas envie que ça refroidisse!»

Même son de cloche chez Thierry Daigneault, du blogue Table pour deux. «Souvent, ma blonde a faim, lance-t-il en riant. Je ne prends jamais plus de 30 secondes pour prendre une photo. Et j'essaie d'être discret, je ne veux pas être identifié comme un blogueur.»

Un souvenir... non périssable!

Des appareils photo, le chef du restaurant Toqué! en voit beaucoup dans son établissement. «Si quelqu'un se paie le Toqué! une fois dans sa vie et décide de prendre ses plats en photo, je n'ai rien contre ça», indique Normand Laprise.

De toute manière, quand une assiette quitte les cuisines pour être déposée à la table d'un client, le chef estime qu'elle ne lui appartient plus.

«Il y a des jeunes stagiaires qui viennent en cuisine et qui veulent prendre des photos de ce qu'ils ont fait. Je ne vais pas attendre une minute qu'ils prennent leur photo: quand le plat est prêt, il part. Je leur dis que lorsqu'on fait un plat, ça ne nous appartient pas. Il appartient à la personne qui l'a commandé», explique Normand Laprise.

Le chef du Saint-Urbain fait quant à lui remarquer que la pratique a ses bons côtés. «Ça nous a amené beaucoup de publicité, de la part de blogueurs ou de fanatiques. La communauté des amateurs de cuisine est tissée serrée», précise Marc-André Royal.

Un point de vue partagé par Normand Laprise, qui n'hésite pas à inviter les photographes en cuisine. «Ça fait plaisir aux gens. Ça leur laisse un bon souvenir et, souvent, les cuisiniers ne s'en aperçoivent même pas. C'est ça le métier de restaurateur: c'est faire plaisir aux gens.»