«Voiture! Voiture! Attention, on ne bouge plus!» Dans la ruelle, trottinettes, chariots et tricycles s'immobilisent d'un coup sec. Même le pyjama de Spiderman qui ondulait au vent semble se figer sur sa corde à linge. Une douzaine d'enfants se rangent le long des clôtures, dans une chorégraphie qu'ils connaissent par coeur, pour faire place à l'automobile.

Dans ce bout de ruelle ensoleillé du quartier Rosemont, quatre familles de trois enfants vivent presque côte à côte. Ici, les gamins sont rois, comme dans les années du baby-boom. La ruelle, c'est leur territoire, leur terrain de jeu. «On y passe toutes nos soirées», dit Emmanuelle Lebeau, l'une des mères de la troupe.

Nulle part ailleurs ne pourrait-on mieux observer les effets du «mini baby-boom» que connaît le Québec depuis six ans.

En 2008, l'indice de fécondité dans la province est passé à 1,74 enfant par femme. Du jamais vu depuis 1976. C'est encore sous le seuil de renouvellement des générations (2,1 enfants par femme), et ça n'a rien à voir avec le vrai baby-boom des années 50, quand les femmes avaient en moyenne quatre enfants, précise Chantal Girard, démographe à l'Institut de la statistique du Québec.

Reste que les Québécoises ont recommencé à faire des enfants. Elles n'en font plus pour la «survivance de la race», comme elles y étaient jadis poussées par le clergé. À l'ère de l'individualisme, elles n'en font pas davantage pour lutter contre le vieillissement de la population, qui menace la prospérité de nos sociétés occidentales. Mais alors, pourquoi fait-on des enfants?

Peut-être parce que le Québec est le meilleur endroit du monde pour en faire. Avec son généreux programme de congés parentaux, ses crédits d'impôts et ses garderies à 7$ par jour, la province est devenue un véritable «paradis pour les familles», selon l'économiste Luc Godbout (voir encadré).

Mais est-ce suffisant pour plonger dans le merveilleux - mais exigeant - monde de la parentalité? «On n'a pas attendu d'avoir un congé payé pour avoir des enfants, dit Mme Lebeau. Dans cette rue, on vit dans des 5 ½, on est tous un peu tassés. De toute évidence, beaucoup ont choisi de faire des enfants en priorité.»

Alors, pourquoi? Court silence. Mère de trois jeunes enfants, Mme Lebeau se gratte la tête. Elle finit par répondre, une légère hésitation dans la voix : «Pour moi, c'était évident. C'est ça, la vie.»

Un choix éclairé?

Demandez aux parents, autour de vous, ce qui les a motivés à faire le grand saut. Vous obtiendrez, au mieux, des regards médusés.

En France, Philosophie Magazine a fait l'exercice en mars dernier. Conclusion : «Il n'y a pas une raison isolée qui domine. C'est un écheveau complexe de désirs personnels et d'histoires familiales, de déterminismes et de hasards qui conduit à la naissance d'un bébé.»

Plus que jamais, pourtant, on fait des enfants par choix. Avec les progrès de la médecine, la contraception et la légalisation de l'avortement, les Québécoises ne sont plus condamnées à être les «truies» que méprisait Mordecaï Richler.

«Il y a 50 ans, on ne choisissait pas. Avoir un enfant était presque un accident lié à la sexualité, une sorte de dommage collatéral», dit Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie Magazine.

«Aujourd'hui, enfanter est un choix certainement plus libre, mais je doute fort qu'il soit plus rationnel», dit la psychanalyste Irène Krymko- Bleton, professeur à l'UQAM. «Cette idée que l'on désire un enfant, c'est peut-être un leurre, puisqu'on n'est pas toujours conscient de nos motivations profondes.»

En effet, entre le désir de combler sa vie, la pression sociale et l'instinct animal, ce qui nous pousse à engendrer ne s'explique pas sans peine.

Crime ou utopie

Dans la ruelle de Rosemont, Vincent Magnat est l'un des rares à ne pas se montrer perplexe lors qu'on lui demande pourquoi il a fait trois enfants. Il y a réfléchi. Comédien, il a personnifié Monsieur Malaussène au théâtre, dans une oeuvre qui se voulait justement un questionnement sur la paternité.

«Il n'y a pas une seule réponse à cela. C'est une façon de redonner ce qu'on a reçu, de redécouvrir le monde à travers les yeux des enfants. Et puis, il y a quelque chose de profondément optimiste dans le fait d'engendrer. Presque utopiste. Car mettre un enfant au monde, n'est-ce pas lancer la mort à ses trousses?»

Absolument, répond le philosophe français Roland Jaccard, qui a pris le parti du pessimisme. Pour lui, «donner la vie est un acte mauvais, voire criminel». Le monde est trop pourri pour qu'on y fasse des enfants, estime M. Jaccard, un disciple d'Emil Cioran, ce penseur roumain ayant lui-même écrit : «Je ne comprends pas que les femmes n'avortent pas simplement en regardant le journal télévisé.»

Provocateur? Bien sûr. De tout temps, les philosophes ont entretenu des préjugés envers les enfants, constate M. Lacroix. «Même Platon voyait en eux une sorte d'oeuvre pour les gens incapables d'en faire une autre. À ses yeux, la procréation, c'était la création pour les nuls; un moyen d'assurer sa postérité, mais de façon un peu médiocre.»

Il y a ceux, aussi, qui pensent que l'on fait des enfants par pur conformisme, pour ressembler à son entourage, dont on craint le jugement. «Il y a vraiment une pression sociale pour enfanter», dénonce Théophile de Giraud, auteur belge de L'art de guillotiner les procréateurs : manifeste antinataliste. «Il y a un conditionnement permanent à la reproduction.»

«La norme, c'est d'en avoir. Quand on n'en a pas, il faut toujours se justifier», ajoute la Française Corinne Maier, auteure de No Kid, 40 raisons de ne pas avoir d'enfants... et mère de deux adolescents. Une décision qu'elle avoue regretter, parfois, quand elle pense à tout ce à quoi elle a renoncé. «Ce n'est pas l'espèce de bonheur béat et constant que l'on nous décrit dans les magazines.»

Peut-être pas. Mais peut-être, aussi, que c'est encore mieux : «Avoir un enfant, c'est manifester un accord absolu avec l'homme, a écrit Milan Kundera. Si j'ai un enfant, c'est comme si je disais : je suis né, j'ai goûté à la vie et j'ai constaté qu'elle est si bonne qu'elle mérite d'être multipliée.»