Alexandre a 19 ans, il étudie au cégep et veut devenir notaire. Il est beau, grand, intelligent, bon joueur de hockey. En le regardant, il est difficile de croire que, il y a quelques années à peine, trois voitures de police se sont garées devant la belle maison de sa mère, dans une banlieue cossue de Montréal. Les policiers venaient arrêter Alexandre. Sa mère avait porté plainte : son fils l'avait brutalisée. Et ce n'était pas la première fois.

Alexandre l'avoue sans peine : il a rayé de sa mémoire ces événements douloureux. «Ma mère et moi, on s'était chamaillés pour une niaiserie. Elle était dans l'escalier. J'ai voulu la tasser. Elle est tombée.» Dit comme ça, c'est presque anodin. Mais ce dont Alexandre refuse de se souvenir, c'est que, dans les mois qui ont précédé, il avait menacé sa mère avec un bâton de baseball. Il l'avait tapée. Il lui arrivait de lancer des objets dans la maison. Les policiers ont jugé que ces actes étaient assez graves pour incarcérer Alexandre.

De cela, en revanche, il se souvient. «Pendant la nuit, au poste, j'ai réalisé tout ce que j'avais. Je me suis dit que je n'avais pas ma place ici. J'étais parti de chez moi en révolte, je bouillais. Et sortant, je me suis dit que mes problèmes étaient derrière moi.»

L'histoire d'Alexandre et de sa mère se termine bien. Avec l'aide d'un intervenant des Services d'intervention rapide et intensive du Centre jeunesse de Montréal (CJM), ils ont suivi pendant deux mois, à raison de plusieurs séances par semaine, l'équivalent d'une thérapie familiale. Ils ont réappris à se parler. La violence a cessé.

Malheureusement, les histoires de parents brutalisés sont loin d'avoir toutes une fin aussi heureuse.

«La plupart du temps, quand les gens appellent, ils sont au bout du rouleau. Ils nous disent : venez le chercher», dit Thérèse Boucher, du CJM. Chaque année, une trentaine de jeunes se retrouvent dans les unités du centre jeunesse pour avoir brutalisé leurs parents. C'est la pointe de l'iceberg puisqu'on ne garde en centre que les cas les plus sérieux.

Le fils de Danielle Marchand fait partie de ces jeunes. Danielle et son mari l'ont adopté quand il avait 2 ans, mais la greffe avec sa nouvelle famille n'a jamais pris. Tout jeune, il s'est mis à avoir des problèmes de violence, des crises de colère de plus en plus fréquentes. «Un jour, il a eu une autre crise, à tout lancer. Je l'ai arrêté, je lui tenais les mains. Si je n'avais pas eu la force physique pour le retenir, j'aurais reçu un coup de poing en plein visage. On n'avait plus de pouvoir», raconte Mme Marchand.

Les années qui ont suivi ont été infernales. Au début de l'adolescence, il menaçait constamment ses parents. «Il nous disait : sors-le, le couteau. Je vais vous tuer.» Il dessinait des personnages avec des poignards dans la tête, prenait une allure skinhead. Un jour, sa mère a trouvé un oiseau mort dans son sac d'école.

«Ma fille aînée a fini par me dire : combien de temps vas-tu être capable de le tenir ?» Mme Marchand et son mari se sont décidés à porter plainte. En fouillant la chambre de leur fils, les policiers ont trouvé une série de couteaux dissimulés dans les tiroirs.

Leur fils, qui souffrait d'un trouble grave de l'attachement, a été envoyé en centre à 11 ans et n'en est sorti qu'à l'âge de 18 ans. Il n'a pas donné de nouvelles à sa famille depuis des mois. Sa mère est sortie meurtrie de cette expérience. Elle a fondé le groupe Pétales-Québec, qui donne des services aux parents dont les enfants souffrent de trouble de l'attachement.

«Si un jour il sonne à la porte, je vais regarder de quoi il a l'air et avec qui il est avant d'ouvrir», dit Mme Marchand.

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Des études américaines ont démontré que les parents seraient victimes de violence dans une famille sur 10. Une rare étude québécoise, réalisée à l'Université du Québec en Outaouais, en est arrivée à peu près aux mêmes résultats : les parents seraient victimes de violence physique de la part de leurs enfants dans 11% des familles (voir autre texte).

Patrick Simon, intervenant depuis sept ans au Service d'intervention rapide et intensive, rencontre annuellement une dizaine de familles où les parents sont brutalisés. «Des parents victimes, il y en a beaucoup plus qu'on pense», dit-il. «C'est un phénomène en voie de développement très rapide», observe le grand psychiatre Boris Cyrulnik, dans un recueil de conférences paru en 2000.

La plupart du temps, les agresseurs sont adolescents, garçons ou filles. Mais il arrive aussi qu'on parle d'enfants. M. Simon se souvient notamment d'un petit garçon de 9 ans, récemment arrivé au pays avec sa mère, qui avait été témoin de scènes de violence conjugale dans son pays d'origine. Le père était resté au pays, mais le fils, «très rapidement, a commencé ses agressions sur la mère», raconte M. Simon. Lorsqu'ils l'ont arrêté, «les policiers ont dû se mettre à quatre pour lui passer les menottes.»

Les jeunes agresseurs se divisent en deux catégories bien distinctes, croit Patrick Simon. Primo, le délinquant, qui a de multiples problèmes de comportement et souvent de toxicomanie, qui a souvent été lui-même victime de violence ou alors témoin de violence conjugale. «Les parents deviennent alors des victimes parmi tant d'autres», observe le criminologue Daniel Pelletier, de l'Université du Québec en Outaouais. Secundo, les adolescents qui sont violents strictement dans le contexte familial. «La violence devient alors un symptôme de ce qui ne va pas dans la famille», explique M. Simon.

C'était notamment le cas de la famille d'Alexandre. «Ses parents étaient séparés, ils avaient deux façons très différentes d'élever les enfants. Les enfants et les parents ne communiquaient pas du tout.»

Porter plainte

Le problème des parents battus est loin d'être marginal, confirme Thérèse Boucher. Le CJM a même formé un comité avec des intervenants de la DPJ, des policiers et des procureurs de la Couronne, afin de déterminer la meilleure marche à suivre dans de tels cas. La première étape est simple : les parents doivent porter plainte à la police.

«Si les parents ne portent pas plainte, ils lancent le message que ce comportement est acceptable», dit Patrick Simon. «Socialement, il faut envoyer un message clair à ce jeune-là. Et lorsqu'on le fait, il obtient de l'aide», ajoute Thérèse Boucher. Sur le coup, Alexandre en a voulu à sa mère. Mais par la suite, il l'a remerciée «de l'avoir arrêté».

Mais ce geste est difficile à faire. Les parents ont peur des conséquences pour leur enfant. Et surtout, ils ont honte. «On est immédiatement jugés comme des parents incompétents. La perception sociale, c'est qu'un enfant ne peut pas mettre une famille en danger», dit Danielle Marchand.

Isabelle Nadon, qui nous demandé de raconter son histoire sous un nom d'emprunt, a elle aussi été menacée de mort pendant des années par sa fille adolescente. Julie lui disait qu'elle allait la tuer, qu'elle avait hâte de la voir dans sa tombe.

«Les services sociaux nous ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire parce que notre enfant ne se mettait pas en danger. On ne pouvait pas avoir d'aide. Mais c'est nous qu'elle mettait en danger ! Ça, ça ne comptait pas, raconte-t-elle. Pourtant, nous vivions une violence verbale très intense de la part de notre enfant.»

C'est pourquoi les parents se rendent souvent très loin dans le cycle de la violence avant d'appeler la police. «Souvent, lorsqu'ils appellent, le jeune est près de sa majorité. Et ça fait deux ans que les problèmes traînent. C'est dommage que ça arrive aussi tard parce que le fait d'attendre les a privés de services», note Thérèse Boucher.

Quel genre de services ? D'abord, une aide rapide. À Montréal, Patrick Simon et ses 25 collègues interviennent dans les deux heures qui suivent une plainte et peuvent donner des services la famille pendant deux mois. L'objectif est d'éviter le placement de l'enfant. Les Centre de santé et de services sociaux ont eux aussi mis sur pied un service semblable, les CAFE (crise ados-famille-enfance), qui sont accessibles sept jours sur sept, dans l'après-midi et la soirée.

Les intervenants travaillent avec les jeunes sur l'impulsivité et la gestion de la colère, et avec la famille entière sur des techniques de communication efficaces. Mais parfois, ça ne suffit pas. Après la plainte à la police, le jeune mineur accusé de menaces ou de voies de fait contre ses parents tombe alors sous le coup de la Loi sur les jeunes contrevenants et peut parfois faire un séjour en centre d'hébergement.