Assoiffé, Éloi n'en pouvait plus d'attendre. «Je veux boire à tes seins, maman !» a-t-il crié en levant le chandail de sa mère. Il avait presque 3 ans. «Sa grand-mère, qui ne savait pas que j'allaitais encore, en est restée bouche bée, se rappelle Marie-Claude Couture. Comme plusieurs, elle n'est pas à l'aise avec l'allaitement. Je ne me cache pas, mais je ne crie pas sur tous les toits que j'allaite.»

Grimaces de dégoût, regards surpris et remarques désobligeantes sont le lot de plusieurs mères adeptes de l'allaitement prolongé. La pratique est taboue. «On m'a déjà dit que l'allaitement est incestueux. À partir de quel âge ? Il me semble qu'il n'y a pas de problème tant que l'enfant et sa mère sont bien, affirme Marie-Claude. Certains parents bercent leur enfant avant le dodo jusqu'à 4 ans, en quoi l'allaitement serait-il différent ?»Selon Mylène Schryburt, plusieurs femmes «allaitent dans le placard» de peur d'être jugées. «Avec leurs enfants, elles déterminent des mots de code pour parler d'allaitement, dit-elle. Je ne me suis jamais cachée, mais j'impose des règles. Les enfants comprennent qu'il y a un endroit et un moment pour chaque chose. Si on sort, je demande à Benjamin s'il veut du lait avant. Sinon, il devra attendre le retour.»

Selon une étude publiée en 1995 dans le Journal of Human Lactation, 67 % des femmes disent que la stigmatisation est un aspect négatif de l'allaitement après 2 ans. «Quand un enfant allaité peut courir et parler, ça choque, dit Sandrine. Culturellement, on n'est pas habitués. On fait un lien avec la sexualité.» En public, on lui a demandé plus d'une fois d'allaiter dans un endroit approprié. «J'essaie de penser que c'est pour mon bien-être et pas parce que je dérange.»

«On vit dans une société où tout doit se faire vite. Rapidement, l'enfant doit dormir seul, manger, marcher et parler. On souhaite qu'il soit autonome dès la fin du congé de maternité, dit Sophie Lesiège. On ne s'offusque pas de voir un enfant de 3 ans prendre le biberon au centre commercial, pourquoi est-ce si terrible d'allaiter en public ? On nous voit même comme des mères indignes.»

Les critiques les plus virulentes viennent de femmes qui voient dans l'allaitement un avilissement, un retour en arrière. Elle s'inscrivent contre le discours pro-allaitement. Dans son plus récent livre, Le conflit, la femme et la mère (en vente au Québec dès mercredi), la philosophe française Élisabeth Badinter dénonce la tyrannie de la mère parfaite et la dictature de l'allaitement maternel «comme si nous étions toutes des femelles chimpanzés».

«En entrant sur le marché du travail, les femmes voulaient être autonomes et revendiquaient l'égalité avec raison, affirme Sophie Lesiège. En optant pour la liberté qu'offrait le lait industrialisé, elles ont jeté le bébé avec l'eau du bain. Donner le sein n'est pas rétrograde et on peut très bien concilier travail et allaitement.» Plus l'enfant vieillit, moins il tète. «Ça se résume souvent à une ou deux tétées par jour.»

«Les mentalités changent, croit le Dr Michael Kramer. Avant, dès qu'une mère allaitait dans un centre commercial, on la regardait de travers. Plus maintenant. Plus ça ira, plus l'allaitement sera bien vu. Mais je ne crois pas que la majorité des femmes allaiteront des bambins.» «Ce n'est pas un concours de longévité d'allaitement, c'est un choix», dit Sophie Lesiège.

Qu'en pensent les conjoints ?

Le manque de soutien est la principale difficulté des mères allaitantes. Lorsque les critiques viennent du partenaire, l'aventure peut prendre fin abruptement. «Quand la mère et l'enfant sont si intensément près l'un de l'autre, il peut arriver que le conjoint se sente rejeté et ait l'impression de perdre sa place dans le coeur de sa partenaire. Il peut être jaloux de son enfant, affirme Ann Sinnott. Il a aussi l'impression que la poitrine de sa partenaire n'a plus rien d'érotique.» L'allaitement, qui transforme souvent le lit conjugal en refuge familial, peut devenir une source de conflit majeure.

«C'est certain qu'il y a des changements dans l'intimité. Mais ça ne vient pas de l'allaitement, mais de notre concept de paternité et de maternité, confie Thomas, conjoint de Sophie Lesiège. La relation change, ce n'est plus une relation exclusivement de couple, mais une relation de famille. On doit s'ajuster à la présence et aux besoins de nos enfants. Pour le père, il y a d'autres façons de tisser des liens.» Thomas est d'ailleurs le préposé au bain quotidien.