«Il est très bizarre, ce livre, maman». L'ouvrage est posé sur la table et ma plus jeune tourne les pages avec curiosité. Je ne sais pas si ce sont les images de filles nues qui se baignent dans le sirop d'érable qui l'intrigue ou la photo de l'écureuil servi en sushi avec tête et pattes poilues en garniture.

Elle interpelle son frère et l'invite à regarder lui aussi les animaux écorchés. Rapidement, toute la famille est penchée sur Cabane à sucre Au Pied de cochon Le sirop d'érable, un volumineux recueil d'images, de recettes, de textes poétiques imbibé de sucre d'un bout à l'autre. On rit de bon coeur.

Un cuisinier en caleçon qui travaille au potager, une tête de cochon sur le comptoir dont on dirait qu'il plaisante, de la cervelle de veau dans la tourtière, un sundae avec des feuilles d'or, un petit-déjeuner au lit, dans la neige, avec des porcs gris

S'il y a quelque chose de clair dans ce nouveau traité gastronomique sur le temps des sucres, paru cette semaine et conçu par le chef Martin Picard et son ami l'artiste Marc Séguin, c'est sa joie.

Assis à une table du restaurant du Pied de cochon, la semaine dernière à Montréal, Picard et Séguin célèbrent ensemble la sortie de leur oeuvre en prenant un verre de vin. Deux bouteilles de Cheval Blanc, roi des Saint-Émilion, traînent sur la table. Un 1966 et un 1970, années de naissance des deux compères. C'est Séguin, grand épicurien en chemise de chasse, qui les a apportées. En me voyant arriver avec l'ouvrage, celui qui a veillé sur sa direction artistique commence à le feuilleter et lance en riant qu'il y a beaucoup trop de recettes à son goût.

«Moi, j'ai été comme le Saint-Esprit là-dedans, dit-il. Je devais seulement tirer sur la laisse. En fait, j'ai eu un rôle secondaire. C'est surtout un truc d'amitié qui s'est passé là. Une raison qu'on s'est donnée pour se voir plus.»

En réalité, on sent clairement la vision de Séguin partout dans les 386 pages dont les photos ont été prises par Marie-Claude St-Pierre. Un amour pour le brut, pour les contrastes, pour les drames adoucis à coup de flammes et pour le lyrisme en rouge. Plusieurs de ses peintures et une nouvelle se retrouvent dans la maquette. «Jai toujours eu Marc en tête pour le projet, poursuit Martin. Je suis encore surpris qu'il ait accepté d'embarquer là-dedans. Un beau moment.»

Ensemble, les deux gars s'amusent, partagent des blagues dont je ne comprends rien. Quand je leur demande pourquoi les filles nues, pourquoi la danseuse de bar, pourquoi ce style parfois «calendrier de garage» un peu partout dans le livre, ils expliquent que le livre est un «trip de gars assumé».

«Les danseuses aussi, c'est très québécois, dit Martin. Et je crois que tout ça est jovial et de bon goût.» Le chef, qui publie ainsi son deuxième livre, aime particulièrement la photo ouvrant le chapitre qui rend hommage à la pâtisserie du pays d'Auguste Escoffier. On y voit une femme vêtue d'un t-shirt décoré d'un drapeau français, buvant à même un pichet de sirop qui coule amplement sur ses vêtements, dévoilant par le fait même des formes impeccables, façon concours de «wet t-shirt».

Dans un autre ordre d'idées, on trouve aussi dans le livre un «Journal de la cabane» signé Rafaële Germain.

Les premières fois que j'ai interviewé Martin Picard, aux débuts du Pied de cochon, il y a 11 ans, il m'avait avoué avoir peu d'intérêt pour le sucré. La carte du Pied contenait à peine quelques desserts. Un pudding chômeur. Une tarte au sucre un peu sèche. Une transformation s'est opérée dans sa bouche, avec les années, nourrie par l'ouverture de sa cabane à sucre à Saint-Benoît-de-Mirabel, il y a trois ans, et par la rencontre avec la pâtissière Gabrielle Rivard-Hiller. Petit à petit, la pâtisserie est apparue dans l'oeuvre picardesque tatin à lérable, nougat, Paris-Brest, sundaes délirants complexe, riche, aussi éclatée que les poutines au foie gras et autres «plogue à Champlain» mises de lavant par le chef.

«C'est vrai que je suis un salé, explique Picard. Mais il y a un côté sucré qui a fait surface. Plus tu travailles le sirop, plus tu l'apprécies. À force d'en manger, tu finis par aimer ça. Et puis il n'y a pas de plus beau souvenir que la tire d'érable sur la neige dans la bouche d'un enfant. En fait, il n'y a pas grand-chose qui accote le sirop d'érable.»

Le mange-t-il à la cuillère maintenant? «Non, au verre!»

Séguin et Picard croient avoir conçu le premier ouvrage de fond sur la fabrication du sirop d'érable. «Il y a plein de choses que les artisans savent, mais nous, on leur a trouvé une explication.»

Exemple: le beurre d'érable est plus onctueux quand il est préparé avec du sirop qui a déjà plusieurs mois, voire un an, parce que le sirop évolue chimiquement. Et avez-vous déjà remarqué comment le sucre dur devient mou quand on le râpe? Un chapitre est consacré à l'analyse du sirop, de ses propriétés. «Faire du sirop, par exemple, on a compris que c'est pas juste faire évaporer l'eau d'érable. C'est braiser l'eau. Il y a une cuisson. Ce travail de défrichage, on la fait et les autres n'auront pas à le faire. Je suis très fier de ça.»

Pour certaines des recettes, le peaufinage a nécessité des dizaines de répétitions. La pâtisserie, le travail du sucre, c'est une oeuvre complexe. Même sil n'y a pas grand-chose de plus champêtre que la table de Martin Picard, on est dans le moléculaire à fond.

Maintenant qu'il a passé deux ans et demi à explorer exhaustivement le monde du sucre, quelle est la prochaine frontière pour celui qui a été le pionnier de tout un mouvement néo-rustique nord-américain, pour ce chef dont on dit qu'il est le plus connu et le plus vénéré des chefs canadiens aux États-Unis?

Le pain. «Mais là, j'ai encore besoin de comprendre avant daller plus loin.» Et la charcuterie. «On va commencer à vendre nos saucissons à la cabane.»

On demeurera donc dans cette cuisine familiale anoblie et mise en valeur depuis l'ouverture du Pied de cochon. Martin Picard l'appelle «bouffe du pauvre». Et il croit qu'elle «va traverser le temps».