Engraisser par plaisir. Tout mettre en oeuvre pour accumuler les kilos. Obsédés par la nourriture et l'obésité, les gainers ne souhaitent qu'une chose: prendre du poids. Le phénomène, somme toute marginal, trouve écho sur le web, où les blogues et les forums de discussion sur le sujet se multiplient. En Italie, les obèses ont même leur concours de beauté, Miss Cicciona, «miss Ronde.» Des réactions (extrêmes) aux diktats de la minceur? Regard sur ces hommes et ces femmes pour qui le bonheur vient en mangeant. Un reportage de Sophie Allard.

Alain, 23 ans, adore la sensation d'avoir le ventre plein. Pour cela, cet étudiant en gestion informatique peut boire jusqu'à 3 L de Coca-Cola d'un seul coup. Il a pris 20 kg en deux ans. Trop peu, selon lui. «J'adore me remplir le ventre. Voir mon corps grossir me plaît beaucoup», confie-t-il par courriel.

Comme lui, plusieurs personnes - qu'on appelle gainers en anglais - ne souhaitent qu'une chose: prendre du poids et montrer leurs rondeurs. Coup d'oeil sur un phénomène marginal alimenté par le web.

En avril, l'Américaine Donna Simpson, 42 ans, a attiré l'attention des médias en annonçant son objectif de devenir la plus grosse femme du monde. Cette mère de famille du New Jersey pèse actuellement 272 kg (600 lb). Elle aimerait atteindre 1 000 lb dans deux ans. Pour cela, elle ingurgite 12 000 calories par jour. Son budget d'épicerie pour une semaine: 750$! Des admirateurs internautes l'aident à amasser cette somme. Ils la paient pour la regarder manger. Son conjoint, qui ne fait pas plus de 68 kg, l'encourage.

«Il m'appuie complètement, il aimerait que je sois plus grosse», a-t-elle confié au tabloïd britannique Daily Mail. Donna Simpson adore les sushis - «je peux manger facilement 70 morceaux» - et les beignes. Déjà détentrice du record Guinness de la plus grosse mère du monde, Donna Simpson ne peut marcher plus de quelques mètres. Elle se déplace en fauteuil motorisé pour s'occuper de sa fille et faire ses courses.

Les gainers (voir encadré) sont rarement aussi extrémistes dans leur démarche, mais ils sont tout aussi obsédés par la nourriture et l'obésité. «D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours aimé me remplir l'estomac et rêvé d'avoir un gros ventre», affirme Charles, un homme d'affaires de 54 ans. Il est consciemment gainer depuis 15 ans. «Je suis aussi très attiré sexuellement par les femmes rondes, voire très rondes.»

Les pulsions de gavage remontent à l'enfance chez la plupart des gainers, explique Charles. «Presque tous ont tenté de surmonter ces pulsions, mais ils ont dû céder. C'est plus fort qu'eux. Ils aiment voir leur ventre devenir de plus en plus gros, le montrer, l'exhiber.»

Pas étonnant donc de voir les blogues et les forums de discussion se multiplier sur le sujet, tels Amy's World, GitBigger, Fantasy Feeder, FeedeeFat.com, Growing Larger, BiggerCity.com. Les membres y exposent des photos et vidéos personnelles documentant leur évolution sur le pèse-personne. Certains clichés - mettant souvent des femmes en vedette - sont plus explicites et destinés aux fétichistes amateurs de rondeurs. On s'échange aussi des trucs pour grossir sans trop de mal. «Il faut manger beaucoup de tout, privilégier les huiles saines et éviter les excès d'alcool», dit Charles. Certains prennent des suppléments de protéines.

Bien dans leur peau, les gainers? La psychologue Louise Mercure, spécialisée dans les troubles alimentaires, en doute. «Les gens qui grossissent et prennent jusqu'à 50 ou 100kg se construisent une forteresse de protection, avance-t-elle. Ce sont souvent des gens très sensibles, vrais, qui ont gardé leur coeur d'enfant. Ils se sont fait piétiner par la vie et ils s'enferment dans une bulle d'obésité. C'est un mécanisme inconscient dans lequel ils s'enferment et ne souhaitent plus sortir.»

Les gainers adopteraient des conduites extrêmes non seulement à l'égard de la nourriture, mais aussi de la sexualité, de l'alcool, du shopping, etc. «Plus ils ont souffert, plus ils sont extrêmes.»

La psychologue pense qu'il peut aussi s'agir d'une réaction au discours sur la minceur. «On est dans une société obsédée par la minceur. Comme on insiste trop, certains individus se braquent contre ces diktats. Ils pensent d'abord au plaisir immédiat de manger et disent se ficher des conséquences. Aiment-ils vraiment être gros? Je pense que c'est un faux prétexte, une dissonance cognitive.»

«Nous sommes à l'opposé des anorexiques», affirme Alain. Charles renchérit: «Nous sommes contre le culte de la minceur. Nous vivons malheureusement dans une société bourgeoise qui interdit le plaisir. On impose la minceur, la pudeur.»

L'Américaine Donna Simpson pesait déjà 83 kg (182 lb) à 9 ans. «Ma mère nous concoctait toujours des repas copieux. C'était sa façon de nous montrer qu'elle nous aimait», a-t-elle raconté au Daily Mail. Elle a perdu sa mère alors qu'elle était encore enfant, et son père s'est remarié avec une femme qui lui a imposé un régime strict. Donna a commencé à prendre des pilules amaigrissantes. «J'étais obsédée par mon poids.» Une fois adulte, elle s'est mariée à un chef et a recommencé à manger de bon coeur.

À l'unité des troubles alimentaires de l'Hôpital Douglas, on dit n'avoir jamais entendu parler du phénomène. On s'en doute, les gainers courent davantage les supermarchés que les cabinets de psychologues. Et jouent dangereusement avec leur santé. L'obésité fait grimper en flèche les risques de maladies cardiovasculaires, de cancer et de diabète. Mais Louise Mercure nuance: «Conserver un poids élevé mais stable est moins dommageable pour la santé que de perdre du poids et en reprendre sans relâche.»

«Je suis conscient que grossir réduit un peu mon espérance de vie, mais c'est un choix, confie Alain. Je préfère prendre du poids et vivre moins longtemps. Depuis que je suis gros, je suis bien dans ma peau.»

PETIT JARGON DES GAINERS

GAINER: qui aime manger pour grossir

FEEDEE: qui aime que quelqu'un le pousse à manger et grossir

FEEDER: qui aime pousser quelqu'un à manger et grossir

STUFFING: se remplir le ventre autant que possible

FEEDERISME: regroupe toutes ces pratiques

Photo: Reuters

En avril, l'Américaine Donna Simpson, 42 ans, a attiré l'attention des médias en annonçant son objectif de devenir la plus grosse femme du monde.