L'humoriste Serge Grenier est mort au début du mois après une chute de plusieurs étages. Il tentait de s'enfuir de la résidence où il venait d'être admis. L'ancien Cyniques souffrait d'une démence fronto-temporale. Cette maladie rare et méconnue frappe de façon aussi brusque que sévère. Et bouleverse le quotidien des malades et de leurs proches.

Depuis un an, Michel Thibault, 67 ans, est obsédé par la poutine. Il en mange tous les jours. Il en commande même en cachette. «Je dois m'obstiner pour qu'il avale les plats que je lui prépare. Devant sa poutine, le monde pourrait s'écrouler qu'il ne s'en rendrait pas compte. Il mange sans s'arrêter», raconte sa femme Claudette Marchand.

Son mari souffre d'une démence fronto-temporale. Il a plusieurs obsessions, dont le yogourt et la cigarette. Au coucher, Claudette doit le border, placer et replacer ses couvertures. Jusqu'à 10 fois de suite. Il fugue et souffre d'hallucinations constantes. «Il croit voir des gens dans la maison. Il les prend par le cou, ouvre la porte et les jette dehors. Il peut répéter ce manège plusieurs fois.»

Un soir, il a cru voir des lutins. Il a pris un couteau dans la cuisine et l'a déposé sur sa table de chevet. «S'ils reviennent, je serai prêt», a-t-il dit. Inquiète, Claudette Marchand a réalisé que la situation ne pouvait plus durer. Ses filles l'ont fortement incitée à faire admettre Michel en centre d'hébergement. «J'en suis rendue là, je suis exaspérée. Je pourrai mieux l'aider quand j'arriverai à dormir la nuit.»

Anciennement appelée maladie de Pick, la démence fronto-temporale touche environ 6000 personnes au Québec, soit 5% de tous les cas de démences. En comparaison, 85 000 Québécois souffrent de la maladie d'Alzheimer dite classique. On a longtemps confondu les deux maladies, même si les symptômes sont différents. «Chez les personnes atteintes de démence fronto-temporale, le premier symptôme n'est pas un trouble de la mémoire, mais plutôt une atteinte comportementale. Ils deviennent apathiques, perdent toute émotivité. Chez les hommes, il n'est pas rare de voir des attitudes agressives, complètement asociales», explique Judes Poirier, professeur de médecine et de psychiatrie à l'Université McGill. Il est coauteur du livre La maladie d'Alzheimer - Le guide.

On note souvent une perte d'inhibition, des comportements répétitifs et une rigidité dans les habitudes. La maladie frappe plus jeune que la maladie d'Alzheimer classique, entre 40 et 70 ans. Parfois même dans la vingtaine. Dans la majorité des cas, la maladie est sporadique. Les lobes frontaux et temporaux s'atrophient sans cause connue.

Il n'existe aucun traitement curatif. Et les médicaments utilisés pour ralentir la progression de la maladie d'Alzheimer sont inefficaces. «On privilégie les médicaments contenant avec des neuroleptiques pour les protéger d'eux-mêmes et protéger leurs proches. C'est ce qu'on appelle gentiment la contention chimique. Les enfermer n'est pas la solution, ils deviennent encore plus agressifs. Mais les garder à la maison devient extrêmement difficile», explique Judes Poirier. On leur donne aussi des antidépresseurs. «Ces gens se voient perdre la tête. Ils ont souvent une bonne dose de réalisme et montrent des signes de dépression.»

Peine d'amour et espoir

Jean Gaudreault, 58 ans, vit en centre d'hébergement pour personnes âgées depuis janvier. Sa conjointe Brunette Jacques n'arrive toujours pas à s'y faire. «Je vis une grosse peine d'amour. J'essaie de faire le deuil de l'homme que j'ai aimé», confie-t-elle, en pleurant. Elle n'était pas prête à s'en séparer. À bout de souffle et surtout à bout de ressources, elle a abdiqué. Ils ont une fille de 14 ans, bouleversée.

Enseignant à la maternelle, M. Gaudreault a reçu un diagnostic de démence fronto-temporale en 2008. Les premiers signes de la maladie s'étaient manifestés depuis un moment déjà. Il faisait des crises d'angoisse, il avait des troubles d'humeur. «On a cru qu'il souffrait d'épuisement professionnel. Jean travaillait fort et menait plusieurs projets de front», confie sa conjointe. Lors d'un voyage, ç'a été la catastrophe. «Il était complètement déstabilisé, c'était plus qu'un burnout. Lors de l'annonce du diagnostic, j'ai beaucoup pleuré. Il ne semblait pas réaliser ce qui se passait, mais il m'a dit: «Quand tu n'en pourras plus, tu me placeras.»»

Depuis un an, son état s'est gravement détérioré. Au point de ne plus pouvoir se débrouiller seul. «Il n'arrive plus à réchauffer des plats au four à micro-ondes. Il a une fixation sur les pommes et l'eau. Il se rendait constamment au dépanneur en acheter.» Il peut tourner en rond et répéter la même rengaine pendant une heure. «C'est comme le supplice de la goutte d'eau.»

Après avoir essuyé de nombreux refus lors de demandes d'aide à domicile, elle a trouvé. M.Gaudreault se rendait à la maison Carpe Diem quotidiennement et une intervenante du CLSC venait à la maison. «Ça allait relativement bien.» Mais au CLSC, on lui a dit qu'on avait trouvé un endroit pour héberger son conjoint. «Si je n'acceptais pas l'offre, on me coupait l'aide apportée. Que pouvais-je faire?», indique Brunette Jacques.

Désemparée, elle enverra sous peu une lettre au premier ministre Jean Charest, appuyée de signatures d'aidants vivant une situation similaire. Elle écrit que son conjoint «est enfermé, il ne peut presque plus marcher sauf tourner en rond sur l'étage... et on dit qu'il est agité, écrit-elle. C'est normal, il a 58 ans et se retrouve dans un endroit très bien, mais pas adapté à sa situation. C'est un homme ayant toutes ses capacités physiques. Il n'a besoin que d'un accompagnement pour faire les petites choses simples de la vie.»

Son objectif? Dénoncer le manque de ressources à domicile et appuyer le projet d'une deuxième maison Carpe Diem à Trois-Rivières, juste à côté de la maison existante. On souhaite y héberger des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer et apparentées en perte d'autonomie avancée et qui présentent des profils particuliers, comme lors de démence fronto-temporale.

À la maison Carpe Diem, les résidants sont appelés à participer à la vie collective, dans une ambiance familiale. «On mise sur les forces de chacun, plutôt que sur leurs faiblesses, explique la directrice Nicole Poirier. Dans des milieux qui ne sont pas adaptés, les capacités deviennent des problèmes.»

Lorsqu'il fréquentait la maison Carpe Diem, Jean Gaudreault passait le balai, râtelait le terrain, faisait la vaisselle. Sans médication. «Les gens qui ont une démence fronto-temporale ne se conforment pas au moule des institutions. Plus on va offrir des lieux souples, qui leur permettent une certaine liberté, mieux ce sera.»

En attendant, Brunette Jacques croise les doigts. Claudette Marchand aussi. «L'amour se transforme, mais il est toujours là, dit-elle. C'est difficile de sortir son conjoint de sa maison. Je ne l'abandonne pas, je vais aller le voir souvent. Je veux qu'il soit bien, qu'il se fasse un «petit chez-soi confortable» ailleurs.»

Elle pourra du même coup enfin penser à elle. Ce qu'elle n'a pas fait depuis longtemps.