Le jour de ses 30 ans, Clotilde Seille a jeté son pèse-personne par la fenêtre. Parce qu'elle en avait marre de s'habiller en noir pour paraître plus mince, depuis son adolescence. Parce qu'elle voulait se débarrasser en même temps de son obsession de la bouffe qui la rendait profondément malheureuse. Il lui aura fallu 20 ans de plus, et au moins autant de régimes, pour y arriver.

«J'ai passé ma vie dans les régimes. J'ai passé ma vie dans l'obsession alimentaire», avoue-t-elle maintenant qu'elle s'en est «relativement» sortie.Il lui aura fallu du temps, et du mal. «C'est une souffrance incommensurable», dit-elle.

Clotilde se pesait le matin. Si elle notait quelques grammes de trop, elle retournait faire pipi pour extraire tous les milligrammes superflus possibles.

«L'obésité est un phénomène bien défini ; la préoccupation excessive face au poids ne l'est pas, déplore la diététiste Lyne Mongeau. C'est un phénomène qui est méconnu et qui n'est pas pris au sérieux.»

Ce qui complique les choses, c'est qu'il s'agit d'un phénomène très difficile à saisir : quand un comportement alimentaire devient-il maladif ?

Certaines femmes suivent toujours des régimes, dans leurs têtes, explique Catherine Bégin, professeur à l'École de psychologie de l'Université Laval. «Elles se dressent une liste d'interdits qu'elles s'imposent à elles-mêmes, explique-t-elle. Rien ne paraît, de l'extérieur, car elles mangent, mais elles sont toujours

en restriction.»

Lorsqu'elles brisent leurs propres interdits, elles perdent le contrôle. Tant qu'à avoir tout raté, autant bien réussir son échec, dit Catherine Bégin. Alors elles vont manger beaucoup, en se disant que la privation recommencera, à partir de lundi matin 8 h.

C'est tout ou rien.

Une obsession

Plus il y aura d'échecs, plus les restrictions seront sévères. Cela mène à des comportements alimentaires très problématiques, comme des épisodes de gavage ou de boulimie, explique Catherine Bégin. Certaines finiront aussi par utiliser des médicaments, de type laxatif, coupe-faim ou diurétique, au péril de

leur santé.

«Le premier signal d'alarme est de réaliser qu'on se pose toujours des questions avant de manger, explique la psychologue. Les femmes qui font des régimes à répétition en viennent à se dire que c'est normal de toujours se poser des questions avant de manger. De toujours avoir l'alimentation en tête : ce n'est pas normal !»

Durant tout le temps où elles vont penser à la bouffe, ces femmes ne penseront pas à autre chose. «Elles ne se demanderont pas ce qui les pousse à faire un régime après l'autre», explique la nutritionniste Josée Guérin, fondatrice de la Clinique Psychoalimentaire.

Les femmes qui font des régimes à répétition mettent aussi souvent leurs vies en veilleuse. Elles vivent en attendant le moment où elles se seront débarrassés de ces quelques kilos et que tout ira, forcément, mieux. Elles ne feront pas de sport tout de suite : elles vont commencer un programme d'entraînement dès qu'elles auront perdu 15 livres, car elles auront meilleure allure sur le tapis roulant. C'est aussi à ce moment qu'elles iront en voyage, qu'elles iront magasiner, chez le coiffeur, chez l'esthéticienne...

Maigrir à tout prix

Pourquoi, malgré les échecs successifs et douloureux, les femmes retournent-elles vers les régimes. «Elles n'expliquent pas leurs échecs par le moyen : elles vont s'attribuer la cause de l'échec», explique Lyne Mongeau, qui est coordonnatrice du Plan d'action gouvernemental de promotion de saines habitudes de vie et de prévention des problèmes reliés au poids au ministère de la Santé. Comme au départ un régime fonctionne et fait fondre, en apparence, quelques livres, les femmes recommencent.

«Elles se mentent à elles-mêmes : au fond, elles savent très bien que ça n'a pas de bon sens, mais elles sont prises là-dedans et elles finissent par se faire croire que cette fois ça peut fonctionner», explique Yoni Freedhoff, directeur médical de l'Institut médical bariatrique située à Ottawa et auteur du blogue Weighty Matters. «Nous vivons dans une société diètecentrique», poursuit le médecin.

Le régime amaigrissant est un sujet qui est loin d'être tabou. Il faut voir la multitude de promotions offertes par les programmes d'amaigrissement, en ce début d'année.

Nous avons une attitude, face au poids, qui est très malsaine, croit Josée Guérin. Les femmes qui perdent du poids se félicitent. Autour d'une table, entre copines, une femme n'hésitera pas à raconter qu'elle fait une diète aux protéines, ce qui explique sa nouvelle silhouette, relate la nutritionniste. On va échanger ses recettes d'omelettes aux blancs d'oeufs, avec fierté.

À l'inverse, on entend rarement une femme expliquer dans les détails comment elle a pris 10 livres. Parce que c'est très mal vu. «Une femme plus grosse va être vue comme une paresseuse», avoue Josée Guérin.

S'en sortir

«L'obésité a le dos large ! lance Clotilde Seille. Si c'était aussi simple que de moins manger et faire sport, il n'y aurait presque pas d'obèse. Mais le poids, c'est l'arbre qui cache la forêt.»

«Il ne faut pas prendre le problème par l'assiette : il faut le prendre entre les deux oreilles», affirme-t-elle.

De plus en plus, on convient que les gens qui ont un problème de poids ou de comportement alimentaire n'ont pas nécessairement besoin de conseils en nutrition. En fait, les femmes qui vivent avec une obsession alimentaire et qui font des régimes à la chaîne connaissent par coeur le nombre de calories de la plupart des aliments. Elles sont abonnées à des magazines de sport et connaissent très bien les meilleurs exercices pour éliminer spécifiquement le gras qui se trouve ici ou là.

«C'est une pathologie de santé mentale, tranche Josée Guérin. Elle devrait être traitée comme telle.»

Certaines femmes ne sont pas conscientes qu'elles ont un trouble alimentaire. D'autres le savent très bien, mais en ont honte.

Les femmes qui finissent par cogner à la porte d'une clinique où l'on offre une approche globale, incluant un soutien psychologique, ont déjà fait un grand bout de chemin. «Elles ont admis qu'elles ont un trouble alimentaire et que cela les rend très malheureuse. C'est un phénomène que l'on peut comparer à la résilience, explique Josée Guérin. On ne peut pas expliquer pourquoi pour une femme, ça va prendre deux ans et pour une autre, ça peut prendre quarante ans. On voit des femmes dans la soixantaine qui ont traîné ça toute leur vie.»

Il est aussi très difficile de laisser partir ce beau rêve de perdre 20 livres en trois mois. Certaines sont toujours convaincues, après des années d'enfer, que la prochaine fois sera la bonne.

«Nous leur disons qu'elles ne vont pas maigrir, mais qu'elles vont améliorer leur santé», explique Lyne Mongeau, qui a élaboré le programme Choisir de maigrir, il y a 20 ans. «Ça serait bien de les avoir à 25 ou 30 ans, avant qu'elles ne détruisent leur santé, avoue-t-elle. Mais pour certaines, il faut aller au fond du baril.»

Exit les régimes

La nutritionniste Guylaine Guèvremont a fondé la clinique MuUla, précisément pour traiter les problèmes récurrents de comportements alimentaires. Sa période la plus achalandée est le printemps. Les gens ont pris du poids pendant les Fêtes. Mais avant de consulter, plusieurs essaieront de perdre ce vilain 10 livres, pour mieux se présenter à la clinique. Toujours cette idée qu'on peut régler le pire, rapidement. Lorsqu'elles y vont, en avril, le 10 livres sera devenu 15 livres et leur estime d'elles-mêmes encore plus amochée.

«Ça ne paraît pas, raconte Guylaine Guèvremont. Ce sont des femmes solides. Des femmes de carrière. Ce sont de belles femmes que j'ai devant moi, mais lorsqu'elles me parlent de leurs corps, c'est comme si c'était la pire des horreurs. On ne peut pas imaginer à quel point ces femmes-là se sentent mal dans leur peau. Elles ont passées une grande partie de leur vie à se trouver laides.»

«Certaines ont tellement fait de régimes qu'elles ne ressentent même plus les signaux de la faim, explique-t-elle. Elles ont tellement mis leurs corps en famine.» Première étape : enlever les interdits. En ayant accès à tous les aliments, c'est plus facile d'arrêter de manger, explique Guylaine Guèvremont.

«C'est dans la liberté que se trouve la solution, dit Clotilde Seille. Pas dans la privation.» Selon elle, les gens qui prennent toujours la résolution de perdre du poids, à chaque début d'année, devrait cette année plutôt choisir d'être libre.

Et elle ? «Un médecin considérerait peut-être que j'ai 15 livres à perdre, mais il n'en n'est plus question.» Après 20 ans à avoir mangé ses toasts sans beurre et son poulet sans peau, elle se gâte aujourd'hui en faisant ce qui lui plaît. Dans son assiette comme dans sa vie. «Tout le monde a le droit de bien s'habiller, plaide-t-elle. Tout le monde a le droit d'aller chez le coiffeur et de se maquiller !» Le jour de notre entr evue, Clotilde portait du rose fushia.

* L'utilisation du féminin pour ce reportage s'est imposée. Les femmes sont beaucoup plus nombreuses à suivre diète après diète. La pathologie entre les femmes qui suivent un régime et les hommes est aussi très différente.

Et les hommes ?

«De plus en plus les hommes vivent avec des pressions à l'égard du poids, comme les femmes», explique la psychologue Catherine Bégin, de l'Université Laval.

Pourtant, lorsqu'il est question de gestion de poids, leur comportement est radicalement différent: ils vont aller au gym, se lancer dans un programme d'alimentation aux protéines, se faire des laits frappés enrichis à la poudre de perlimpinpin. Ils veulent gagner du muscle. Est-ce qu'on peut développer un comportement obsessionnel au gym comme face à la nourriture? «Absolument, dit Catherine Bégin. C'est pour cette raison qu'on a échappé plusieurs hommes. C'est très bien vu de s'entraîner, alors on ne pense pas que ça peut devenir un problème. Mais ç'en est un.»

On commence à s'intéresser aux comportements alimentaires troubles chez les hommes et à leurs démonstrations. Les spécialistes se concentraient sur les pathologies féminines, comme les hommes réagissent autrement, ils ne cadrent pas dans les approches traditionnelles éprouvées pour les problèmes pycho-alimentaires. «On a négligé les hommes, concède Catherine Bégin, En anorexie, par exemple, tous les programmes sont conçus pour les femmes, mais les hommes ont des troubles différents.»

En 2007, une importante étude de l'Université Harvard a révélé que les hommes sont de plus en plus affectés par les troubles alimentaires. Alors qu'on croyait que seulement 10% des gens souffrant d'anorexie était des hommes, les chercheurs américains ont évalué que ce triste taux était désormais passé à 25%.