Non, la dépendance au porno n'est pas qu'une affaire d'hommes. Les femmes aussi, parfois même toutes jeunes, avouent aimer, consommer, au point de ne plus pouvoir s'en passer, cette sexualité virtuelle, intense, compulsive, mais surtout solitaire, au pays du XXX sur le web. Suis-je normale, docteur? Très peu osent en parler. Culpabilité? Tabou? Nouveauté? Portrait.

«Moi, les sites pornos me procurent un high. Comme une drogue. Mon corps au complet réagit à cette adrénaline. Je ne me suis jamais sentie aussi bien comme ça ailleurs. C'est comme être saoule. Non. C'est mieux qu'être saoule.»

Anne* a 40 ans. Trois enfants. Une belle voix dynamique et rieuse au bout du fil. Pourtant, depuis toujours («Ça remonte à très loin. Ado, je voulais être porn star. Mes parents aimaient ça, et moi, je voulais me faire aimer par mes parents...»), elle cache un lourd secret: sans porno, point de salut. «Je n'ai jamais trouvé le moyen d'avoir cette excitation sexuelle dans une relation ordinaire. Mais j'aimerais ça! C'est vraiment tordu», confie celle qui est pourtant «sobre» comme on dit dans le jargon des dépendances, depuis près d'un an.

«Je me suis jointe aux Sexoliques anonymes il y a six ans, raconte-t-elle. Oui, je suis pas mal tout le temps la seule fille. C'est comme s'il y avait une sorte de tabou. Pourtant, vous savez, quand j'étais très active sur l'internet, j'en voyais plein, des filles comme moi!»

Des filles «comme elle», qui passent des heures («toute la nuit, en fait») sur des sites XXX. Des filles qui en oublient d'aller travailler, pour «rembarquer» au petit matin sur leur ordi. Qui ne font plus leur ménage, oublient leurs enfants. «Il n'y avait plus rien d'autre pour moi.»

On a longtemps laissé entendre que la pornographie, sa consommation, et surtout sa dépendance, était une affaire d'hommes. Comme si les femmes étaient immunisées. Or, les organismes d'aide se rendent désormais compte que, l'accessibilité de l'internet aidant, des femmes non seulement consomment, mais aussi consultent. D'après le Internet Filter Review, qui compile toutes les statistiques web sur la question, 30% des visiteurs de sites pornographiques sont en fait des visiteuses. Environ 10% des consommateurs se disent aussi «accros». D'après un sondage réalisé en 2006 par l'organisme auprès des consommatrices, 17% d'entre elles confient aussi souffrir de dépendance, un chiffre en hausse constante. À preuve: le site britanique Quit Porn Addiction, le plus grand du genre au Royaume-Uni, ne comptait pas une seule cliente il y a à peine deux ans. Aujourd'hui, rapportait récemment The Guardian, un appel sur trois vient d'une femme. Même constat aux États-Unis, où, selon le Washington Times cette fois, 9,4 millions de femmes consultent des sites «pour adultes» par mois, et 13% avouent également consulter ces sites... au bureau!

Malheureusement, peu d'études sérieuses ont été à ce jour menées sur la question, déplorent de plus en plus les experts. «Pourquoi on ne parle jamais des femmes? La vraie raison, c'est parce qu'il n'y a pas, ou très peu, de recherches qui se font sur la sexualité des femmes, et sur leurs dépendances», dénonçait justement Robert Weiss, le fondateur du Sexual Recovery Institute à Los Angeles, dans la revue Live Science, le mois dernier.

Au Québec, le phénomène demeure sinon embryonnaire, du moins drôlement tabou. De tous les sexologues interrogés, pas un n'a reçu une femme en consultation pour un tel problème de dépendance. «Je n'ai encore jamais eu de confidence à ce sujet», confirme la grande spécialiste de la sexualité des femmes, Jocelyne Robert.

Seul le psychologue Jean-Pierre Rochon, auteur des Accros de l'internet et spécialiste reconnu de ces dépendances, en a déjà vu passer dans son bureau. Et encore. «J'en ai peut-être vu 5 en 30 ans», note-t-il.

Ce qui ne veut pas dire qu'elles n'existent pas. «Des fois, c'est plus difficile pour elles d'en parler, elles ont honte, vivent une culpabilité, des remords, ça vient les chercher», confirme, Michel*, bénévole chez les Sexoliques anonymes, où sur des groupes de 70 hommes, il dit voir un maximum de quatre femmes. «Pourtant notre dépendance est la même: c'est la recherche du plaisir sexuel compulsif, enchaîne-t-il. Comme les alcooliques, on est des ivrognes du sexe. C'est la même affaire. On est dépendant, compulsivement, à la luxure.»

Le psychologue Jean-Pierre Rochon parle à cet effet de «sexolisme». «La pornographie sur l'internet est un moyen de nourrir une dépendance sexuelle», explique-t-il en entrevue. Non, ça n'est pas parce qu'on consomme de la pornographie qu'on est forcément dépendant. «Comme pour l'alcool: on peut en consommer, et puis à un moment donné, basculer dans l'alcoolisme.» Ce qui fait qu'il y a dépendance, poursuit-il, c'est quand il y a répétition, un temps démesuré passé à consommer, et puis évidemment une souffrance. «C'est un trouble obsessif compulsif, finalement.»

Si les femmes qui osent demander de l'aide demeurent marginales ici, aux États-Unis, des groupes de soutien pour femmes ainsi «souffrantes» de leur dépendance au porno ont fait leur apparition, il y a quelques années. Il s'agit, pour la plupart, de groupes religieux. L'organisation Dirty Girls Ministries, fondée par Crystal Renaud, elle-même ex «sex addict», est une des premières du genre à avoir vu le jour, en 2009. Elle réunit des femmes sur le web, pour des rencontres thérapeutiques virtuelles de «désintoxication».

La majorité des ressources qui existent sont ainsi calquées sur les 12 étapes des Alcooliques anonymes, confirme Jean-Pierre Rochon qui ne voit d'ailleurs pas d'un mauvais oeil que ces groupes américains soient basés sur des préceptes religieux. «S'il y a désespoir et qu'on met sa foi en Dieu pour s'en sortir, cela peut donner une force importante, dit-il. Mais attention à ce que la dépendance sexuelle ne se transforme pas en dépendance religieuse. C'est comme un patient qui deviendrait dépendant de son thérapeute... Un tel transfert de dépendance, on voit ça souvent.»

* noms fictifs.