Le téléphone ne dérougit pas. Les organismes d'aide humanitaire sont submergés. Depuis le séisme qui a frappé Haïti la semaine dernière, ce sont des centaines de Québécois qui, le coeur sur la main, se sont manifestés pour aider, sur place, sans attendre. Attention, rétorquent les organismes concernés: parfois, le coeur sur la main, ça ne suffit pas.

«Je souhaite partir dès que possible. J'ai contacté plusieurs organismes sans succès, c'est frustrant. Mais j'irai en Haïti coûte que coûte dès que la circulation aérienne reprendra», affirme d'un ton décidé Michelle Perron, dont le conjoint est d'origine haïtienne. Militaire, il fait partie du contingent de Valcartier qui sera déployé là-bas dans quelques jours.

 

Depuis le séisme qui a frappé la perle des Antilles, il y a un peu plus d'une semaine, les organismes d'aide humanitaire sont submergés d'appels de Québécois qui, sentant l'urgence d'agir, souhaitent aller aider sur place sans attendre. Une même vague de sympathie s'était manifestée lors du tsunami qui a frappé l'Asie du Sud-Est en 2004.

Michelle Perron s'est déjà informée des vaccins à recevoir. Ses collègues de travail sont prêts à l'aider financièrement pour qu'elle réalise son projet. «Je travaille en rénovation, j'ai fait du bénévolat auprès d'enfants défavorisés. Je suis prête à faire n'importe quoi. Je n'ai pas peur des conditions difficiles», confie cette Montréalaise de 38 ans. Ses filles de 20 et 16 ans souhaitent l'accompagner.

Sur les forums de discussion et les réseaux sociaux, les offres de bénévoles prêts à prendre le prochain avion pour Haïti abondent. Des infirmières, des travailleuses sociales, des secouristes, des architectes, mais aussi des étudiants, des bénévoles de longue date et des mères de famille touchées par l'ampleur de la catastrophe.

Lorsqu'elle a vu les images du sinistre à la télévision, Fabienne, 45 ans, s'est immédiatement sentie interpellée. «Je ne suis pas médecin, pas ingénieure, mais j'ai deux mains, deux jambes et un très grand coeur. Je supporte bien la pression et la souffrance. Mais ils ne vont pas venir nous chercher. Quoi faire? demande-t-elle. Je ne me sens pas utile ici. Je voudrais aider tout en ayant la chance de connaître une autre culture. À un moment ou un autre, ils auront besoin de simples travailleurs pour réparer les routes, apporter la nourriture, s'occuper des enfants et consoler. Je suis mère de deux enfants, j'ai guéri des bobos de toutes sortes.»

La «culpabilité du survivant»

Nicolas Bergeron est président de Médecins du monde, et aussi psychiatre au CHUM. Selon lui, ce désir d'action est parfaitement naturel. «La détresse humaine extrême, dans ces catastrophes, fait ressortir ce qui nous ressemble. Quand les gens souffrent, on voit nos dénominateurs communs», analyse-t-il. En effet, «tout le monde a un papa, une maman ou des enfants, poursuit-il. Ce lien d'attachement, c'est ce qu'il y a de plus fort. La perte d'un proche, c'est sûr que cela vient nous chercher.» D'où ce geste naturel, et spontané, de solidarité.

Devant l'ampleur du désastre, plusieurs se sentent aussi totalement impuissants. Et face à l'impuissance, c'est viscéral, certains ont besoin d'agir. «Cette mise en action spontanée, c'est aussi pour sortir de cette grande impuissance qui devient toxique. La mise en action est une façon de se libérer de cette grande impuissance», poursuit-il. Plusieurs voient dans les conséquences de ce séisme une «grande injustice sociale», ajoute la psychologue Hortense Flamand, qui a encadré des civils et des militaires lors de différentes missions humanitaires en République démocratique du Congo et en Albanie. «Il y a un trop-plein, soutenu par les images que nous véhiculent les médias, dit-elle. À un moment donné, trop, c'est trop.» Trop-plein aggravé du coup par un certain malaise: «On se rend compte qu'ici, on a tout...»

Cette «culpabilité du survivant», résume-t-elle, se traduit donc par une «volonté humanitaire d'être utile». Certains peuvent y voir une occasion de racheter leur chance, de redonner s'ils ont déjà reçu de l'aide, de trouver, même, un sens à leur vie. Des «motivations multiples» toutes louables, raconte Mme Flamand: «C'est le meilleur de soi qui veut sortir.»

Quand les bras ne suffisent pas

Louables, certes, mais malheureusement pas du tout réalistes. «Évidemment, nous sommes très touchés par cette grande mobilisation, note Gregory Vandendaelen, responsable des communications de Médecins sans frontières. Mais malheureusement, dans des situations comme ça, les bras ne suffisent pas.»

«Pour l'instant, aller sur place n'est pas la meilleure façon d'aider, ça pourrait même nuire. Il y a déjà beaucoup de monde expérimenté sur le terrain», indique aussi Nicolas Moyer, coordonnateur de la Coalition humanitaire, qui regroupe des organismes tels que Care et Oxfam-Québec.

En effet, les bons sentiments ne suffisent pas. Certains pourraient aussi être contre-productifs. Pensez-y: il n'y a pas de routes. «Vous allez être un problème!» reprend la psychologue. C'est une chose de vouloir aider, c'en est une autre de le faire effectivement. Pensez aux gens qui distribuent des vivres et qui se font assaillir par la population, affamée, dit-elle. «Il faut savoir gérer sa peur, être capable de travail en équipe; dans des situations comme celle-là, notre bonne volonté ne suffit pas.»

Si le but est d'apporter de l'aide, et de se sentir enfin utile, il faut être réaliste et réaliser que franchement, «ça n'est pas le bon moment».

«On peut vouloir faire le bien, mais faire le mal, ajoute le psychiatre Nicolas Bergeron, de Médecins du monde. Là, on parle d'une urgence majeure. On est mieux d'envoyer des gens solides qui ont une expérience. Pour quelqu'un d'un peu trop naïf, ça pourrait être trop violent.»

Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de place pour les bénévoles. Car tout le monde s'entend, la reconstruction risque de prendre des semaines, des mois, des années. D'où l'intérêt de se manifester auprès des organismes compétents. Car, c'est clair, il y aura des besoins de toutes sortes. Mais encore là, il faudra s'assurer que les volontaires soient assez forts pour vraiment aider. Tous les organismes le disent: outre une certaine expertise dans un domaine donné, il faut être fait solide, avoir une grande capacité d'adaptation, savoir travailler en équipe, avec peu, voire rien et, surtout, connaître ses limites. Parce qu'une mission humanitaire, c'est «beaucoup plus qu'avoir juste le coeur sur la main».

De son côté, Dave, la jeune vingtaine, est prêt à prendre son mal en patience avant de partir vers «l'île de la désolation». Il s'est fait virer de son emploi en télécommunications la journée même où la terre a tremblé en Haïti. Pompier à temps partiel et premier répondant dans la région de Québec, il se sait capable de donner un coup de main. «J'ai le goût d'aider ces gens qui n'ont plus rien, sur qui le malheur s'acharne. Ce n'est pas le moment idéal, ils ont des équipes expérimentées sur place, mais je peux partir dans un mois ou deux. Je veux utiliser mes connaissances et donner de mon temps pour aider une communauté qui ne sera pas capable de se relever sans notre aide.»

 

Des touristes humanitaires?

Non, les gens qui se sentent interpellés par la crise humaine en Haïti, et qui veulent, coûte que coûte, partir aider, ne sont pas des «touristes humanitaires», rétorque Michel Archambault, titulaire de la chaire de tourisme Transat de l'UQAM. Le touriste humanitaire, en effet, est celui qui part quelques mois au Mexique, par exemple, et qui, tout en voyageant et en découvrant un bout de pays, laisse «quelque chose en termes de contenu à la communauté locale». Ici, au contraire, le voyageur réagit plutôt à une catastrophe. Il a un sentiment d'urgence. «Il s'agit plutôt d'une réaction citoyenne face à un événement qui dépasse largement le quotidien. Ce n'est pas du tourisme humanitaire, mais plutôt un voyage humanitaire», nuance le chercheur. Et est-ce une bonne chose? Certes, «sur le plan humain, c'est excellent», dit-il, mais dans ce cas précis, dans ce chaos total, «ce n'est vraiment pas le moment», tranche-t-il. «C'est une situation d'urgence. Le gros bons sens dicte de laisser la place aux organismes qui ont déjà fait leurs preuves.» (S.G.)