Boiriez-vous toujours du Coke si vous appreniez que certains des partenaires commerciaux de Coca-Cola ont les mains tachées de sang? Peut-être que non. C'est l'hypothèse défendue par le documentaire québécois L'affaire Coca-Cola. La multinationale n'a pas du tout apprécié l'oeuvre.

Le coeur de cette affaire se déroule en Colombie, pays qui a une triste histoire avec le syndicalisme. Assassinats, enlèvements, torture, intimidation. Rien de très reluisant. Le cinéaste québécois German Gutiérrez a voulu en savoir plus. Il s'est plongé dans le dossier et il a découvert que certains leaders syndicaux assassinés travaillaient à une usine qui embouteille du Coca-Cola.

 

Jusqu'où va la responsabilité d'une entreprise en sol étranger? German Gutiérrez n'était pas le premier à se poser cette question cruciale: s'il se passe des horreurs dans la cour d'un de ses partenaires à l'autre bout du monde, une entreprise est-elle responsable?

L'avocat américain Daniel Kovalik a parié que oui. Il s'est servi d'une clause de la loi américaine qui dit qu'on peut entendre une cause aux États-Unis si elle implique une entreprise américaine et qu'elle ne peut être traitée justement dans le pays concernée. Le réalisateur Gutiérrez a suivi le combat de ce Robin des Bois de la justice contre le Goliath des boissons gazeuses.

Sur les campus américains

Parmi les personnages principaux de cette histoire trouble se trouvent aussi un autre avocat qui défend le respect des droits humains et un militant américain qui a orchestré le mouvement Killer Coke, dont le nom est assez éloquent. On ne peut pas boire un cola sans connaître certains faits sur les pratiques des partenaires de Coke en Colombie, affirme Ray Rogers, le militant en question. Son mouvement a eu beaucoup d'échos, sur les campus américains notamment. Le film L'affaire Coca-Cola nous amène notamment dans une université de Chicago où s'affrontent des étudiants qui s'interrogent sur les pratiques extraterritoriales de Coke et d'autres qui se foutent éperdument des droits de l'homme. Les images tournées en Colombie sont choquantes, mais cette scène où l'on voit un étudiant américain qui avoue n'avoir rien à faire des morts colombiens s'il peut boire son coca tranquille est certainement l'une des plus dérangeantes du film.

Elle est suivie de près dans le palmarès des séquences troublantes par ce témoignage de deux employés non syndiqués de Colombie qui livrent du Coca-Cola. Ils exposent à la caméra leurs conditions de travail. On en arrive à la conclusion que chacun d'eux devra travailler deux années complètes pour obtenir un salaire équivalent à ce que le président de l'entreprise gagne en une heure.

Tentatives d'intimidation

Le film québécois a été présenté en primeur à Bogota en septembre, puis plus tard l'automne dernier à Montréal, Paris et en tournée canadienne. Coca-Cola a envoyé trois lettres à des diffuseurs, leur indiquant que le documentaire contenait des passages diffamatoires et que certaines scènes dévoilaient des informations confidentielles. «Ils essaient d'intimider les gens qui présentent le film», estime la productrice Carmen Garcia de la boîte Argus Films.

«Les allégations contre la compagnie Coca-Cola et ses embouteilleurs ont été rejetées par toutes les instances de justice», écrit l'avocat mandaté par la multinationale. L'histoire n'est pas allée plus loin. Ni injonction ni poursuite. «Nous avons décidé de ne pas prendre la voie des tribunaux, mais nous voulions que les diffuseurs et le public qui va voir le film sachent qu'il contient des renseignements inexacts», explique Kerry Kerr, porte-parole de Coca-Cola. Aucune action contre le film n'est prévue pour l'instant, a précisé Mme Kerr.

Coca-Cola a certainement raison sur ce point: l'avocat Daniel Kovalik a été très loquace devant la caméra de German Gutiérrez. Il faut savoir que durant le tournage, qui a duré trois ans, Kovalik et ses clients syndicalistes colombiens se sont mis à avoir des discussions avec Coca-Cola pour un arrangement à l'amiable. «Ces trois gars-là ont réussi à mettre Coke à genoux et à le faire négocier», dit German Gutiérrez.

Les négociations devaient toutefois rester confidentielles.

Selon le réalisateur, Coca-Cola a conséquemment ordonné à l'avocat de ne pas faire la promotion du film ni de même en discuter publiquement.

Daniel Kovalik, joint à son bureau de Pittsburgh, a gentiment confirmé... qu'il ne pouvait rien dire! Il a aussi expliqué qu'il ne pouvait rien dire sur les raisons qui le contraignaient à ne rien dire.

Aux bureaux de Coca Cola, à Atlanta, on est aussi très prudent sur ce sujet. Kerry Kerr ne pouvait confirmer ce dernier point.

On marche sur des oeufs. «Nous savions que nous nous attaquions à quelques chose de gros, dit la productrice du film. Nous avons été prudents.» L'Office national du film est coproducteur. Les assureurs et avocats avaient particulièrement prêté attention à la question avant de donner leur accord.

Si Coca-Cola n'aime pas le documentaire québécois, les jeunes l'adorent. Les réseaux sociaux ont porté sa réputation de film à voir, absolument. Leur capacité d'indignation est ravie. C'est peut-être aussi ce qui explique, en partie, que le mouvement Killer Coke ait été si populaire sur les campus américains, explique le réalisateur québécois. Alors qu'ici, bien peu de gens ont entendu parler de ce mouvement de boycottage. «C'est pour ça qu'on a fait ce film!» ajoute German Gutiérrez. «On a rien contre le capitalisme, précise Carmen Garcia, mais il ne doit pas être fait au détriment des droits des travailleurs.»

Daniel Kovalik a finalement perdu son pari. Doublement perdu. La cause colombienne ne sera pas entendue aux États-Unis. Il n'y a pas eu d'entente à l'amiable non plus.

Le tandem québécois Gutiérrez-Garcia a gagné le sien. L'affaire Coca-Cola prend l'affiche la semaine prochaine. Le documentaire nous apprend beaucoup sur un pays qu'on connaît peu. On comprend Coca-Cola de s'inquiéter: peu de gens auront envie d'un petit cola après l'avoir vu. L'arrière-goût serait amer. Très amer.

Pour joindre notre journaliste sberube@lapresse.ca