Les effets secondaires de l'alcool ne sont pas ceux qu'on croit. Chaque année, l'alcoolisme est lié au Canada à plus de 290 000 cas de violence conjugale, 127 000 crimes violents, entre 125 et 740 naissances de bébés affectés par le syndrome de l'alcoolisme foetal et 900 morts sur les routes. Notre journaliste s'est penché sur les dommages collatéraux de l'abus d'alcool.

Quand elle revenait du travail, au temps où elle buvait, Nicole se dépêchait de faire manger ses deux enfants, de leur donner leur bain et de les coucher. Elle s'impatientait quand les choses ne marchaient pas comme sur des roulettes ou si les enfants lui demandaient de jouer avec eux. Elle avait une idée fixe : une fois qu'elle serait seule, elle pourrait se mettre à boire.«J'étais de mauvaise humeur avec tout le monde», se souvient la quinquagénaire, qui a cessé de boire il y a 30 ans, que nous avons rencontrée par l'entremise du groupe Alcooliques anonymes. «Au travail, dans les commerces, dans la rue, tout le monde me tapait sur les nerfs. Quand quelqu'un me poussait sans faire exprès dans l'autobus, ça allait mal. Je me souviens qu'une fois, j'ai obligé une éducatrice de la garderie où allait ma fille à rester deux heures plus tard, jusqu'à 20 h, parce que je ne parvenais pas à quitter la taverne.»

Pour Philippe Laguë, chroniqueur automobile à Radio-Canada, ce n'était pas la mauvaise humeur mais les bagarres qui rendaient la vie de ses proches difficile. «On sortait avec des amis et, invariablement, s'il y avait de la bagarre, j'étais impliqué», dit M. Laguë, qui a cessé de boire il y a près de 20 ans. «J'étais arrogant et belliqueux et je comptais sur mes amis pour me tirer d'affaire. En plus, quand j'avais bu, je disais à tout le monde leurs quatre vérités. Je ne pense pas que mes blondes de ce temps-là aient gardé un bon souvenir de moi.»

Les alcooliques ne ruinent pas seulement leur propre vie. Ils ont aussi une influence énorme sur la vie de leur famille, de leurs collègues, parfois sur celle de purs inconnus. «Les alcooliques ont souvent un sentiment de culpabilité très fort à cause du mal qu'ils ont fait à d'autres personnes», explique Mario Paré, intervenant à la maison Jean Lapointe. «Parfois, c'est trop dur et ils minimisent leurs comportements, ils font du déni. Ça joue un rôle important dans l'évolution de la maladie.»

Un concept controversé

Les « dommages collatéraux » de l'alcool ont été propulsés au premier plan en 2008 par le responsable de la santé publique du Royaume-Uni, Liam Donaldson. Dans un rapport qui a fait couler beaucoup d'encre, le Dr Donaldson a additionné les impacts de l'«alcool passif», qu'il a comparé à la fumée secondaire : 125 000 incidents de violence conjugale, 6000 naissances de bébés atteints du syndrome de l'alcoolisme foetal et 560 morts sur les routes britanniques. L'OMS reprend le concept dans une nouvelle stratégie de lutte contre l'abus d'alcool, qui devrait être adoptée en mai prochain.

«C'est un concept formidable», estime Gerald Thomas, politologue de l'Université Victoria. «Nous allons monter un dossier similaire pour le Canada. Il faut vraiment mettre l'accent sur les effets négatifs de l'alcool, qui touchent des personnes jeunes qui ont toute la vie devant elles. En comparaison, les effets positifs de l'alcool ne se révèlent qu'avec la vieillesse. Pour le nombre d'années de vie perdues, il est fort possible que les effets négatifs soient plus importants que les effets positifs.»

Hubert Sacy, directeur de l'organisme Éduc'Alcool, est plus critique. «Comparer l'alcool à la fumée secondaire, c'est ridicule. Il est possible de boire de l'alcool sans exagérer et sans que ça nuise aux personnes qu'on côtoie. Ce n'est pas possible avec la cigarette. On peut très bien être contre la consommation excessive d'alcool sans invoquer ce concept d'alcool passif.»

Tout comme d'autres spécialistes de l'alcool interrogés par La Presse, Gerald Thomas concède qu'il faut choisir ses mots avec soin. «C'est évident que la fumée secondaire ne peut être comparée à l'alcool, dit M. Thomas. Mais il est utile de parler des dommages collatéraux de l'abus d'alcool parce que les buveurs ont souvent l'impression que leur consommation ne regarde qu'eux et personne d'autre.»

Fraude culturelle

Le concept permet d'ailleurs de viser la consommation d'alcool sans stigmatiser les buveurs, selon M. Thomas. «Je n'ai rien contre l'idée de prendre un verre pour se détendre, mais je pense que notre société propose un modèle individualiste et consumériste impossible à atteindre qui nous incite à fuir dans l'alcool ou les drogues plutôt que de remettre en question nos objectifs quand ils deviennent trop stressants.»

«Un chercheur australien décrit ce modèle de vie comme une "fraude culturelle". Si on réussissait à établir une relation entre le marketing de l'alcool, sa consommation et ses dommages collatéraux, on pourrait en limiter la promotion, les publicités et les soldes.»

Une portion de cette équation a été élucidée grâce aux travaux de plusieurs chercheurs. Leurs résultats montrent que le type de consommation d'alcool joue un rôle dans les dommages que cause l'alcool. «Plus un pays a une consommation d'alcool élevée, plus l'alcool coûte cher en dommages collatéraux», explique Ingeborg Rossow, de l'Université d'Oslo, qui a publié plusieurs études comparant les pays européens. «Mais cette relation est plus forte dans les pays où on boit rarement mais beaucoup chaque fois.»

En matière de consommation d'alcool, plusieurs chercheurs divisent les cultures entre «sèches» et «mouillées» (dry et wet). Les cultures sèches, comme les États-Unis ou la Scandinavie, boivent rarement mais beaucoup en une seule occasion. Les cultures mouillées, comme la France ou l'Italie, boivent plus régulièrement, le plus souvent pendant les repas, mais rarement à l'excès.

Le Québec est-il «sec» ou «mouillé» ? «Entre les deux», répond Evelyn Vingilis, épidémiologiste de l'Université Western Ontario qui a beaucoup comparé les provinces canadiennes et les États américains. «J'ai fait une étude dans les années 90 sur les étudiants ontariens, québécois et français, et c'était assez évident.» Un sondage réalisé en 2004 auprès d'étudiants montrait que les Québécois sont deux fois plus susceptibles que les Ontariens d'être des buveurs modérés occasionnels, mais deux fois moins susceptibles d'être des buveurs excessifs.

Alcool, sexe et préservatifs

Il semble par ailleurs possible de moduler les effets de l'intoxication. «D'une manière générale, l'alcool désinhibe», explique Howard Moss, directeur de la recherche à l'Institut national sur l'alcoolisme (NIAAA) à Washington. «Mais quand une personne devient intoxiquée, elle devient myope au plan cognitif. Elle se concentre sur la chose qui se trouve devant elle. La désinhibition n'est plus aussi simple. On peut penser qu'il est possible de moduler la désinhibition en changeant l'environnement où l'alcool est consommé, en diminuant les signaux agressifs dans les bars, par exemple.»

Une étude ontarienne, publiée en 2000 dans le Journal of Personality and Social Psychology, illustre les effets de la myopie alcoolique. Des psychologues de l'Université Queen's ont demandé à des gens dans un bar d'imaginer ce qu'ils feraient s'ils rencontraient une très belle personne et se retrouvaient en fin de soirée en position d'avoir une relation sexuelle avec elle, mais n'avaient pas de préservatif. Les répondants ivres étaient plus susceptibles d'avoir des relations non protégées. Mais quand les chercheurs tamponnaient sur la main des cobayes, avant de leur décrire la situation, la phrase «le sida tue», ceux qui étaient ivres étaient moins susceptibles d'avoir des relations sexuelles non protégées. La violence de l'alcool n'est peut-être pas inévitable.